Ivan Mažuranić
Publié le 11 Novembre 2009
Ivan Mažuranić
Ivan Mažuranić est né à Novi Vinodolski, au nord du littoral adriatique dans une famille paysanne. Au lycée de Rijeka, où il écrit ses premiers poèmes, il apprend l'italien et le latin. Grand polyglotte, il connaît le hongrois et l'allemand et étudiera l'anglais, le français et plusieurs langues slaves. Il poursuit des études de philosophie et de droit en Hongrie, puis à Zagreb, où il est professeur de lycée en 1839-1840, avant d'être nommé magistrat à Karlovac (1840-1848). Son père Antun l'introduit dans le mouvement illyrien, fondé par Ljudevit Gaj, en réaction contre la politique de magyarisation. Il s'agirait d'éveiller la conscience patriotique des Slaves du Sud, en s'appuyant sur un panslavisme philologique qui structurait le slave en quatre branches : russe, polonais, tchèque et illyrien. "Illyrien" désignait les autochtones des Balkans et permettait donc de dépasser les divisions politiques, ethniques et confessionnelles de la Croatie d'alors. Mažuranić, qui épouse la soeur de l'un des Illyriens les plus actifs, Dimitrija Demeter, se met à écrire des poèmes patriotiques qui lui valent d'emblée une certaine notoriété. En 1846, il publiera son chef-d'oeuvre, La Mort de l'aga Smail Čengić.
Si, jusqu'en 1848, il n'a guère d'activités politiques, c'est cet aspect qui va dominer sa vie à partir de là. A l'appel de Gaj, il rédige une brochure en réponse aux proclamations que les Hongrois adressent alors aux Croates ; lançant aux insurgés la devise française "Liberté, égalité, fraternité", il expose le programme d'un Etat croate affranchi de la Diète hongroise. Après 1849, à l'époque de l'absolutisme de Bach, il est sous la surveillance permanente de la police de l'Empire autrichien, mais grâce à son travail et à ses capacités hors du commun, il devient procureur général pour la Croatie et la Slavonie (1850-1860). Lorsque l'Autriche, après les défaites de Magenta et de Solférino, accorde enfin des libertés constitutionnelles aux Tchèques, aux Hongrois et aux Croates, Mažuranić devient chancelier de Croatie, puis, en 1873, le premier ban de Croatie d'origine roturière. Il engage des réformes importantes dans la justice, l'administration et l'enseignement : l'école primaire devient obligatoire, des lycées classiques et techniques sont ouverts et l'université est créée. Mažuranić échoue toutefois sur la question cruciale de la réunion de tous les territoires croates : avec le dualisme austro-hongrois, la Croatie au sens étroit (nord-ouest) et la Slavonie font partie de la Hongrie, tandis que la Dalmatie et l'Istrie sont rattachées à l'Autriche. Cela l'amène à se retirer de la vie politique en 1880. Il se consacre désormais à l'astronomie, aux mathématiques et à la philosophie. Il sera enterré au cimetière de Mirogoj à Zagreb.
L'oeuvre littéraire de Mažuranić n'est pas volumineuse, mais elle dépasse en importance celle de tous les autres Illyriens. Elle est marquée par trois grandes influences : celle de la littérature de l'Antiquité gréco-latine, celle de la littérature de Dubrovnik du XVIIe siècle (influences sensibles dès ses premières poésies lyriques), et celle de la poésie populaire, plus marquée lorsqu'il se rapproche du mouvement illyrien, notamment dans Les Siècles de l'Illyrie (1838), qui chantent la lutte pour l'unité et la liberté nationale. La Société de littérature croate Matica Ilirska (dont il sera président en 1858) lui ayant confié la tâche de compléter les deux chants manquants à Osman, le grand poème épique baroque du Ragusain Ivan Gundulić (1589-1638), il s'acquitte brillamment de sa tâche en recourant exclusivement au lexique des autres chants du poème.
En 1840, arrive du Monténégro, en lutte contre les Turcs, une nouvelle sensationnelle : l'aga de Herzégovine, Smail Čengić, a été tué par des Monténégrins, qui ont ainsi vengé plusieurs des leurs, tués quatre ans plus tôt dans une bataille contre l'aga. Lorsqu'en 1845, Demeter demande à Mažuranić un texte pour sa revue Iskra (L'Etincelle), celui-ci, à qui un combattant monténégrin a raconté les faits, compose La Mort de l'aga Smail Čengić, l'oeuvre poétique majeure de la Croatie de la première moitié du siècle. Dans cette épopée assez courte (1134 vers), Mažuranić utilise tour à tour la décasyllabe des chants populaires épiques et l'octosyllabe de la littérature classique de Dubrovnik. Bien que traitant d'un sujet contemporain, il prend des libertés avec la réalité historique. Il ne veut pas se contenter en effet de peindre un fait divers, mais cherche à donner à l'événement une portée générale, à le présenter comme le résultat des siècles d'occupation turque et comme symbole de la chute de toute tyrannie, annonciatrice de la victoire prochaine des peuples opprimés des Balkans. Dans ce but, il fait de l'aga, en réalité un homme plutôt sage et équitable, l'incarnation du despotisme et du fanatisme, et le représentant des forces du mal. Il introduit dans l'oeuvre des personnages fictifs, tel Durak, conseiller de l'aga, que celui-ci fait mettre à mort, et que son fils Novica s'emploiera à venger. Les Monténégrins d'une part, les chrétiens opprimés par l'aga d'autre part sont présentés de façon collective, sans champions, de façon à faire de la vengeance l'acte collectif de tout un peuple.
Mažuranić a puisé dans de nombreux récits de voyages, monographies et articles de l'époque sur le Monténégro. Il a bénéficié aussi des informations de son frère Antun, qui avait accompagné Gaj au Monténégro en 1841, et de son autre frère Matija, qui avait voyagé en Bosnie en 1839-1840 et avait publié des notes de voyages où étaient peintes les souffrances des chrétiens, qu'Ivan attribue dans son chant à Smail Čengić. De plus, dès 1840, des chants populaires circulaient sur la mort de l'aga, et Vuk Karadzic en avait recueilli trois.
Les grands thèmes de l'oeuvre (lutte entre la chrétienté et l'islam, précarité et fugacité des êtres, y compris des tyrans) rappellent ceux d'Osman, alors que l'influence du romantisme européen (paysages nocturnes en harmonie avec les états d'âmes, thème de la vengeance) reste discrète : l'oeuvre a une dimension lyrique, mais c'est dans la perspective illyrienne, pour émouvoir le lecteur à l'idée de libération nationale.
Source : Jean-Claude Polet, Patrimoine littéraire européen : anthologie en langue française, De Boeck Université, 1999, pp 246-247.
La mort de l'aga Smail Cengic
La troupe (Chant III, v288-293, 296-325, 332-345, 364-383, 386-418).
La troupe des braves s'arrête sur les bords
De la Moraca, la froide rivière.
L'un s'étend sur l'herbe humide de rosée
Et cherche dans le sommeil des forces nouvelles ;
L'autre vérifie le chien de son fusil
Et compte ses cartouches meurtrières...
Tandis qu'un troisième, avec son dur acier,
Du silex fait jaillir l'étincelle
Qu'il recouvre de feuilles et de branchages,
Et attise le feu de son souffle puissant
Pour rôtir un quartier de mouton
Sur une broche de coudrier ;
Ou bien il tire de son sac fidèle
Une tranche de blanc fromage.
A-t-il soif ? La rivière est là.
Faut-il une coupe ? Il a ses deux mains.
Mais déjà le jour à l'Occident s'embrase.
Dans la montagne proche on entend
Le pâtre rappeler son troupeau,
Et le tintement sonore
De la bélière lui répondre.
Hrabra ceta dan danovat
Na Moraci hladnoj sjela
Tko se snizi k rosnoj travi
Sankom krijepit snagu tijela ;
Tko ljut oganj puski ogleda
I fiseke smrtne broji,
Il ostricu pouzdanu
Vjernu nozu gladilicom gladi ;
Tko izvabiv iskru iz kremena
Tvrdijem nadom, ter un susanj laki
Zapretav je, pak navaliv granja,
Zacas malen dahom junackijem
Plamen piri ; a tko darak
Stada krotka, cetvrticu ovna,
Na ljeskovu veseo vrti raznju
Il bijela krisku sira
Iz utrobe vjernoj torbi vadi.
Ozedni li ? Moraca je blizu ;
Treba l'kupe ? Ima dvije ruke.
Uto i dan vec rudjet poce,
I susjednoj u planini
Javit krdo cujes glas pastijera,
Kojemu se zvonko oziva
Prevodnika ovna zvono.
Et voici qu'humble, un autre pâtre,
De loin, vers son troupeau s'avance.
Il n'est paré ni d'or ni d'argent,
Mais la vertu orne sa bure sombre.
Il n'est pas suivi d'un brillant cortège,
Il n'est pas entouré d'éblouissants candélabres,
Ni salué d'orgueilleux carillons ;
Mais il a pour escorte le soleil couchant
Et la modeste cloche du bélier de la montagne.
Son église c'est la voute céleste,
Il a pour autel le mont et la vallée,
Et pour encens - la senteur que, vers le ciel,
Exhalent les fleurs, et le vaste univers,
Et le sang répandu pour la croix...
Kal al eto inoga pastijera
Gdjeno krotak k svome stadu grede.
Ne resi ga ni srebro ni zlato,
Nego krepost i mantija crna.
Ne prate ga sjajni pratioci
Us fenjere i duplijere sjajne,
Ni ponosnijeh zvona sa zvonikâ :
Vec ga prati sa zapada sunce
I zvon smjeran ovna iz planine.
Crkva mu je divno podnebesje,
Oltar casni brdo i dolina,
Tamjan miris sto se k nebu dize
Iz cvijeta i iz bijela svijeta
I iz krvi za krst prolivene.
Le saint vieillard exhorte la troupe :
"Mes enfants, ô braves guerriers,
Vous êtes les fils de cette terre ;
Faite de rochers, pour vous elle est d'or.
C'est là que sont nés vos ancêtres,
Là que vos frères ont vu le jour,
Là que vous êtes nés vous-mêmes :
Pour vous il n'en est pas de plus belle.
Dobar starac ceti besjedio :
"Djeco moja, hrabri zatocnici,
Vas je ova zemlja porodila,
Krsovita, ali vami zlatna.
Djedi vasi rodise se tudijer,
I vi isti rodiste se tudijer :
Za vas ljepse u svijetu neima.
"Vos aïeux pour elle ont versé leur sang,
Pour elle vos pères ont versé leur sang,
Vous-mêmes pour elle versez votre sang :
Pour vous il n'en est pas au monde de plus chère.
L'aigle fait son nid au sommet des rochers :
La liberté n'habite pas la plaine...
Djedi vasi za nj lijevah krvcu,
Oci vasi za nj lijevahu krvcu,
Za nj vi isti krvcu prolijevate :
Za vas draze u svijetu neima.
Orô gnijezdo vrh timora vije,
Jer slobode u ravnici nije.
Mais par-dessus tout, parure de ces monts,
La sainte croix les domine.
C'est elle qui vous soutient dans le malheur,
Et c'est par sa miséricorde que le Ciel vous protège.
Al nadasve sto krs ovu kiti,
Krst je casni sto se nad njom vîsi.
On je sto ve u nevolji jâci ;
On milostiv sto ve nebom stiti.
Ah ! si de leurs plaines sans horizon
Les peuples de l'univers voyaient
Cette croix glorieuse et toujours invaincue,
Qui du haut du Lovcen [1] se dresse vers les cieux ;
S'ils savaient comment le dragon turc,
Qui voulait l'engloutir de sa gueule vorace,
Brisa ses dents contre ces rochers, -
Ils ne resteraient pas les bras mollement croisés
Tandis que pour la croix vous souffrez les supplices,
Ils ne vous appelleraient pas barbares
Parce que vous mouriez tandis qu'eux ils dormaient
Ah, da vide svijetu puci ostali
Iz nizina, otkud vida neima,
Krst ov'slavni, nepobijedjen igda,
Vrh Lovcena sto se k nebu dize ;
Pak da znadu kako neman turska,
Grdnijem zdrijelom progutat ga radec,
O te krsi zub svoj zaman krsi :
Ne bi trome prekrstili ruke,
Dok vi za krst podnosite muke,
Nit bi zato barbarim ve zvali,
Sto vi mroste dok su oni spali !
Pour la sainte croix vous êtes prêts à mourir,
Pour elle aujourd'hui encore vous marchez à la mort,
Glaives vengeurs de la colère divine.
Celui qui fidèlement va servir son Dieu,
D'un coeur pur doit le savoir...
Za krst casni pravni ste mrijeti.
Za nj se i sad mrijet podigoste,
Srdzbe bozje hrabri osvetuci ;
Al tko Bogu vjerno sluzit grede,
Cistijem srcem sluziti mu valja,
"Si quelqu'un d'entre vous a offensé son frère,
S'il a commis le crime de prendre la vie
D'un adversaire sans défense ;
S'il a fermé sa porte au voyageur,
S'il n'a pas respecté la foi promise,
S'il a refusé du pain à celui qui a faim,
Ou laissé sans secours un blessé ;
Ce sont là fautes et péchés morterls ;
Sans repentir, pas d'absolution.
Il vâs tkogod uvrijedio brata ;
Il nijaku dragi protivniku
Zivot dignuv ogrijesio dusu ;
Ili putnu zatvorio vrata ;
Il dô vjeru, a krenuo njome ;
Ili gladnu uskratio hranu ;
Il ranjenu ne zavio ranu ;
Sve je grijeh, sve su djela prika :
Bez kajanja neima oprosnika.
"Repentez-vous pendant qu'il en est temps,
Sans tarder, mes enfants, repentez-vous ;
Repentez-vous avant que l'âme ne soit appelée
Devant celui qui fait trembler les cieux ;
Repentez-vous, car du séjour terrestre
Le flot s'écoule et fuit, repentez-vous ;
Repentez-vous, car l'aurore prochaine
En surprendra beaucoup sur le chemin sans retour,
Repentez-vous..."
Kajite se, dok imade dana,
Dok je doba, djeco, kajite se ;
Kajite se, dok nije pozvana
Dusa k onom koji nebom trese ;
Kajite se, jer zemaljskog stana
Tijek izmice bjeguc, kajite se ;
Kajite se, jerbo zora rana
Nac ce mnogog kud zavazda gre se
Kajite se..."
Mais dans la gorge
Du saint vieillard la voix s'étrangle,
Et sur sa barbe blanche une larme
Pure, au rayon du soleil,
Comme une perle étincelle.
Lui aussi sans doute il voit ses jeunes années
Surgir avec d'amers souvenirs ;
En pansant les blessures de ses ouailles,
Il réveille sa propre douleur :
Bon pasteur, car ce qu'il prêche aux autres,
Lui-même l'atteste par son exemple.
Ali u grlu
Dobru starcu rijecca zape,
A na sijedoj bradi bistra
O suncanu kaplja zraku
Ko biserak sitan sinu.
Valjda i njega mlada ljeta
Uspomenom gorkom kore,
Tere lijecec stadu rane,
Sam se svoje sjeti boli :
Dobar pastijer, jer sto kaze inom
I sam svojijem potvrdjuje cinom.
La troupe entière est debout transportée
Par la douce exhortation du doux vieillard ;
Agneaux inoffensifs, dirait-on,
Ceux qui furent les lions de la forêt :
Miraculeuse vertu da la parole divine.
Stoji Mnostvo razboljeno
Blago rijeci staraca blaga ;
Jaganjci su rek' bi tihi,
Sto bijahu gorski lavi ;
Taka cuda bozja rijec pravi.
Source : Anthologie de la poésie yougoslave des XIXe et XXe siècles / avec une introduction et des notices par Miodrag Ibrovac, professeur à l'université de Belgrade ; en collaboration avec Mme Savka Ibrovac, professeur agrégée de lettres. - Paris : Librairie Delagrave, 1935. - [Pp. 24-27]