Giustiniana Wynne

Publié le 10 Novembre 2009

Giustiniana Wynne


 

Giustiniana Wynne, également connue comme Justine, avait vu le jour à Venise. Elle était la fille d'un Protestant anglais et d'une Vénitienne, fervente catholique, issue d'une famille aux origines grecques. Née dans la décennie 1730, la date de sa venue au monde demeure incertaine et elle fut intentionnellement occultée car elle semble avoir précédé le mariage des parents. Lady Mary Wortley Montagu a relaté à Venise en 1758 à propos de l'histoire de la famille : "Il a été introduit par son gondolier... à cette Grecque... et il a eu trois enfants avec elle, avant que ses artifices ne prévalent sur lui pour la marier. La fille aînée parle anglais." Les premières intrigues romantiques de Giustiniana Wynne ont impliqué Casanova, qui s'est prononcé élogieusement sur elle dans ses mémoires où elle apparaît sous le nom de Mlle X.C.V. Casanova nourrissait une grande admiration à son égard : "Bien qu'elle n'eût que quinze ans, elle était une parfaite beauté, d'autant plus ravissante que les charmes de sa silhouette allaient de pair avec tous les avantages d'un esprit cultivé". Il fit sa conquête quelques années plus tard à Paris alors que Wynne était déjà enceinte des oeuvres d'un autre. Casanova la persuada que faire l'amour avec lui l'aiderait à avorter. En réalité, son grand amour à l'époque était Andrea Memmo, vivant à Venise, lui-même un ami de Casanova et plus tard de Fortis. C'est au travers de sa romance avec Memmo qu'elle entra en contact dès ses jeunes années avec la nouvelle génération des Lumières de Venise. En 1761, elle épousa l'ambassadeur autrichien à Venise, le comte Philippe Orsini-Rosenberg, déjà dans la soixantaine, une union mal vue à la cour des Habsbourg de Marie-Thérèse. Le comte tira sa révérence fort à propos en 1765 en laissant derrière lui une jeune veuve, et étant donné qu'il possédait de vastes domaines familiaux en Carinthie, Wynne passa quelques années de sa vie à Klagenfurt. Là, sur la frontière ethnique séparant les Germains des Slovènes, elle eut sans doute de bonnes raisons pour songer aux Slaves, et dans "Les Morlaques" elle prétend avoir bénéficié de "conversations avec les Slaves des régions voisines". Son retour à Venise en 1770 coïncida avec l'annonce faite par Fortis qu'il se rendait en Dalmatie.

 

A Venise elle tint un salon pour les Lumières, quelque peu éclipsé par son contemporain plus en vogue aux mains de Caterina Dolfin. Casanova avait également séjourné à Venise dans la décennie 1770 et il fut en mesure de référer dans ses mémoires le veuvage respectable de Wynne. "Elle vit aujourd'hui à Venise, la veuve du comte Rosenberg", signala-t-il. "Là, elle brille par sa sage conduite et par toutes les vertus sociales dont elle est parée. Personne ne trouve défaut en elle si ce n'est de ne pas être assez riche". Cet unique défaut la rendit néanmoins vulnérable à la tentation de jouer à Venise et elle finira par abandonner la ville dans la décennie 1780, pour aller vivre comme invitée d'Angelo Querini à la villa d'Altichiero tout près de Padoue. Querini, dont les aspirations politiques à Venise avaient été barrées par Marco Foscarini durant la crise constitutionnelle de 1761, avait élevé à Altichiero une villa en guise de retraite, ornée des bustes de Voltaire et de Rousseau, où étaient célébrées les valeurs des Lumières. L'importante collection d'antiquités que possédait Querini avait fourni les statues en marbre pour les jardins à Altichiero. Là, Wynne devint une écrivain qu'encourageaient Querini de même que son propre partenaire romantique Bartolomeo Benincasa de Modène. Elle dépeignit avantageusement Altichiero lui-même en rendant ainsi hommage à son hôte. On lui doit aussi un recueil de "pièces morales et sentimentales", qui furent vantées par Fortis en 1785 comme l'ouvrage "d'une dame dotée de talents supérieurs et d'une solide culture, et par conséquent bien loin de tout ce qui engendre le ridicule des femmes de lettres à notre époque." Wynne entama une nouvelle phase de sa vie dans la décennie 1780, en s'apprêtant aux rôles auxquels était autorisée une femme du dix-huitième siècle. "Lorsque j'étais une jolie femme", écrivit-elle dans un de ses essais, "j'avais au moins assez d'intelligence pour comprendre que j'aurais une longue vie au-delà de la brillante vie de la jeunesse. Heureusement, je n'aimais pas les animaux à l'époque ; je les aime à présent et accorde maintenant à mes chiens le temps que j'avais l'habitude d'accorder à mes admirateurs. Les livres restent toujours avec moi...". Un de ces livres qui étaient restés avec elle dans sa retraite à Altichiero était le Voyage en Dalmatie de Fortis, un ouvrage à portée de main lorsqu'elle entreprit d'écrire un roman ayant pour sujet les Morlaques.

 

 

Source : Larry Wolff, Venice and the Slavs - The discovery of Dalmatia in the age of enlightenment, Stanford University Press, Stanford California, 2001, pp. 196-197.

 

 

 

 

La Chanson de Tiescimir et Vukossava. - Cette chanson, adaptation très libre des motifs figurant dans le poème intitulé Chanson du roi Tiésimir, figure au Livre XI des Morlaques. La comtesse des Ursins et Rosenberg y donne à Vukossava, la femme du roi Tiéscimir, un rôle central, qu'elle n'a pas du tout dans le texte de Kacic-Miosic, centré sur les luttes de pouvoir entre le roi et les féodaux.

 

Le Ban du Kotar va frapper les rebelles : il appelle à son secours le bras robuste du vaillant Tiescimir (1), son gendre.

 

Tiescimir accourt aux combats, comme il accourut au festin de ses nôces, lorsqu'il devint l'époux de Vukossava, la fille du Ban du Kotar.

 

Elle pleure bien des mois une absence détestée : elle maudit les rebelles, et redemande Tiescimir, avant que la douleur lui coûte la vie, et celle de l'enfant qu'elle porte dans son sein.

 

Pourquoi ai-je reçu dans ma maison les messagers de mon père, qui t'invitoit au combat, o cher Tiescimir ?

 

Pourquoi leur ai-je lavé les pieds, et tressé les cheveux, puisqu'ils étoient messagers de douleur ?

 

Ils m'apportoient des présens de ma mère ; mais ils m'enlevoient mon époux : tous ses joyaux valoient-ils le trésor qu'elle m'ôtoit ?

 

Je tressaillis à la vue du papier funeste qui l'appelloit : que n'eus-je la force de le déchirer avant qu'on le lût !

 

Je voulois te retenir, cruel Tiescimir. Comment en avoir la force après ce que tu me dis, en me tenant dans tes bras ?

 

Ton père est dans le malheur : il demande mon bras contre ses ennemis. Si je ne fais pas couler le sang de ses ennemis, suis-je digne d'avoir reçu le sien dans le présent qu'il m'a fait de toi ?

 

Retiens tes larmes, o Vukossava. Les larmes des femmes affoiblissent les enfans qui sont dans leur sein. 

 

Conserve-moi le nôtre. Je jure qu'il sera fort et magnanime, comme ses ayeux.

 

Après que la lune se sera montrée six fois dans toute sa grandeur et sera rajeunie et vieillie autant de fois, tu me verras de retour avec mes guerriers. Tu m'aideras à orner les murs de Trebigne avec les dépouilles des ennemis de ton père.

 

La plus belle robe de l'épouse de Branko, le chef téméraire des révoltés, sera la dépouille de Vukossava.

 

Il dit, et enfonce sur sa tête le casque de ses ancêtres, il prend la lance et il en dirige la pointe vers le Kotar ; mais la première blessure qu'elle fit, fut dans le coeur de son épouse.

 

Oh, que tu étois beau dans ton habit de guerrier ! Tes compagnons chantoient ta force : peut-être à présent les filles du Kotar chantent ta beauté.

 

Le vin de Kotar est puissant : les querelles se succédoient souvent aux festins de mon père : le vin trouble la raison et fait perdre la mémoire.

 

Oh Tiescimir, mêle la douce eau des sources de Nadin au vin que les belles servantes de mon père t'offriront dans le pakklara d'argent : tu n'oublieras jamais ta Vukossava.


Six fois j'ai vu naître et mourir la lune : les épis de nos campagnes ne paroissoient pas encore lorsque tu quittas Trebigne. La recolte est déjà dans nos greniers, et tu n'es pas de retour.

 

Ta mère a donné le festin de la recolte : l'on a mangé les gateaux composés de froment nouveau et du nouveau miel de tes ruches.

 

Tu n'y étois pas et ton épouse n'a pas assisté au festin.

 

Mes servantes ont abattu les tardives noix ; les feuilles mêmes tombent de l'arbre ; et tu ne parois pas, o Tiescimir.

 

Ton enfant remue dans mon sein ; il m'avertit qu'il va bientôt sortir de sa prison. O Tiescimir, ton épouse ne te présentera point ton enfant ?

 

La malheureuse Vukossava finira ses tristes jours consumée par ton absence ? Oui, elle n'attend pour mourir que d'avoir mis au monde ce fils qui te fera souvenir de la mère.

 

A ces mots Vukossava laisse tomber sa tête sur son sein et ne parle plus. Les servantes n'osent la consoler : elles pleurent autour de leur maîtresse inconsolable.

 

Un nuage de poussière s'élève au loin du côté du Kotar : la marche des cheveaux, les cris des guerriers se font entendre.

 

Lève ta tête, o Vukossava : crois-en les femmes, les enfans, le peuple dans un joyeux tumulte : regarde et crois-en tes propres yeux.

 

Change tes larmes de douleur dans les pleurs délicieux d'un bonheur inattendu. Tu es dans les bras du victorieux, du tendre Tiescimir.

 

A peine l'a-t-elle vu et senti, la joye lui ôte la vue et le sentiment : elle revient, et se voit au cou le précieux collier de perles de la femme de Branko.

 

Elle ne reprend la voix que pour pousser des cris tendres inarticulés contre la poitrine de son époux, qui la serre et l'embrasse.

 

Trois jours après la belle Vukossava donna un fils à Tiescimir : elle le présenta elle même à son époux, et le lui entendit nommer Prélimir.

 

Le fier Branko étoit mort : tous les rebelles étoient dispersés, et leurs maisons brûlées. Prélimir dut sa naissance au triomphe et à la victoire. 

 

***

 

(1) Les personnages dont il est question dans cet extrait son probablement imaginaires. Néanmoins les faits narrés constituent l'écho d'événements remontant au Xe siècle.

 

Source : Les Morlaques / Justine Wyne, comtesse des Ursins et Rosenberg. - S.I. [Venise], 1788. - [Pp. 254-257].

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Ecrivains

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