Le grand exode

Publié le 5 Septembre 2018

Croatie : le péril de l’exode

 

 

Paradis des touristes l’été, l’ex-république yougoslave peine à conserver ses jeunes et ses

diplômés, qui préfèrent s’installer à l’étranger. Le phénomène s’est amplifié depuis l’entrée du pays dans l'UE en 2013.


 


 

«La Croatie vivra un baby-boom grâce aux médailles.» L’équipe croate n’a pas réussi à s’imposer contre les Bleus lors de la finale de la Coupe du monde de football, mais la deuxième place a été fêtée comme une victoire. Plus encore, selon Jutarnji Listle premier journal du pays, l’euphorie qui a gagné toute la population cet été contribuerait à faire croître le taux de natalité dans un pays qui se dépeuple à grande vitesse. D’après une étude des Nations unies en 2017, la Croatie figure parmi les dix pays au monde dont la population diminue le plus rapidement. Non seulement le taux de fécondité y est faible (1,42 enfant par femme contre 1,92 en France), mais le solde migratoire (la différence entre le nombre de personnes entrées et sorties du pays) affiche des résultats négatifs depuis bientôt dix ans.

«Depuis la fin des années 90, 348 000 personnes ont quitté la Croatie. C’est presque 23 fois plus que les morts durant la guerre d’indépendance 1991-1995», écrivait fin juin le tabloïd 24sata. Cette bataille de chiffres revient régulièrement dans l’actualité. L’Office national des statistiques estime que la population croate est passée de 4,28 millions en 2011 à 4,15 millions en 2017. Mais ces données sous-estiment l’émigration, car lorsqu’on part à l’étranger il n’est pas nécessaire de déclarer aux autorités sa nouvelle résidence. Plusieurs démographes croates avancent donc que le pays compterait moins de 4 millions d’habitants. «Même si les preuves statistiques demeurent limitées, plusieurs indices montrent que la Croatie fait face à une nouvelle vague d’émigration depuis son entrée dans l’UE le 1er juillet 2013», notait l’année dernière dans un rapport le Réseau européen de politique sociale. La concrétisation du rêve européen a ouvert les portes du marché unique à des centaines de milliers de Croates qui ont trouvé ailleurs de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés.

Lea Mijacika, la trentaine, originaire de Makarska, dans le sud du pays, figure parmi ceux qui ont décidé de chercher un emploi à l’étranger après l’entrée de la Croatie dans l’Union européenne. Professeure de français, elle travaillait à Zagreb, la capitale, dans des écoles de langues, mais sans réelle satisfaction. «On me proposait soit des CDD de quelques mois, soit un travail sans contrat, au noir», se rappelle Lea. En 2016, elle est partie pour Berlin. Au bout de quelques mois, elle a été embauchée dans une agence de réservation en ligne. Il ne s’agit pas du travail de ses rêves, mais Lea se dit heureuse : «Ce que je vais dire peut sonner comme un cliché mais, ici, j’ai l’impression, pour la première fois de vivre et non plus seulement de survivre.»

Mesures «folkloriques»

Le difficile contexte économique de la Croatie demeure la raison principale de l’émigration. Le chômage, qui dépasse les 11 %, touche près d’un jeune sur trois, tandis que le salaire moyen (750 euros) reste très bas par rapport à d’autres pays européens. Dans les régions qui ne sont pas touchées par le tourisme international (le centre et l’est du pays), le manque de perspective est encore plus criant.

Mais les ratés économiques n’expliquent pas tout. Ana-Maria Hota, originaire de Zagreb, avait tout ce qui lui fallait pour rester dans son pays. «J’étais propriétaire d’un salon de coiffure et les affaires marchaient assez bien», se souvient-elle. Pourtant, en septembre 2013, elle a déménagé à Dublin avec son mari, qui travaille dans l’informatique, et leurs deux enfants. «Les inégalités, la corruption, le manque d’opportunités font en sorte qu’il est impossible de croire en l’avenir en Croatie», explique Ana-Maria. En Irlande, au contraire, «on peut avancer vite du point de vue professionnel» et «les enfants sont encouragés à penser avec leur tête à l’école». Certes, partir a signifié aussi se mettre à dos quelques amis et parents, convaincus que «ceux qui quittent le pays sont en quelque sorte des traîtres à la patrie». Après son déménagement, Ana-Maria a lancé le blog Zivot u Dublinu («Vivre à Dublin»), qui a atteint en quelques années plus de 2 millions de pages vues et qui fournit aux lecteurs des conseils pratiques sur l’installation en Irlande. «Je veux inspirer mes compatriotes pour qu’ils n’aient pas peur de partir. Ici, ils se sentiraient beaucoup mieux», promet Ana-Maria Hota.

Les autorités croates promettent des solutions mais peinent à maîtriser la situation. Au sein même de l’exécutif, tout le monde n’est pas d’accord sur la direction à suivre. En février, le sous-secrétaire d’Etat à la Démographie, à la Famille et à la Jeunesse, Marin Strmota, a démissionné pour protester contre les mesures «folkloriques» proposé par le gouvernement dont il faisait partie. «Notre pays est en voie de disparition», a-t-il lancé. «Lorsque Strmota a démissionné, j’ai dit qu’il était mon héros, car sa décision a braqué les projecteurs sur ce problème, se souvient le démographe croate Stjepan Sterc. Hélas, cela n’a pas duré longtemps.»

Pénurie de docteurs

Depuis quelques années, ce professeur à l’université de Zagreb n’arrête pas de tirer la sonnette d’alarme. Comme le sous-secrétaire d’Etat, il critique les mesures avancées par l’équipe du Premier ministre, Andrej Plenkovic, telles que l’augmentation du nombre de places dans les écoles maternelles ou la hausse des allocations familiales. «Vous ne pouvez pas arrêter l’émigration par de simples mesures de justice sociale. Le rythme du dépeuplement en Croatie est incroyable, et il faut chercher la raison dans l’absence de mesures stratégiques. On ne peut pas se limiter à dire que c’est à cause de la libre-circulation de personnes au sein de l’UE», conclut Stjepan Sterc. L’allusion vise une sortie maladroite de la présidente croate, Kolinda Grabar-Kitarovic. Début juin, la cheffe d’Etat a déclaré que «le plus grand défaut de l’UE demeure la libre-circulation des personnes». Si la Présidente a expliqué que ses propos avaient été «mal interprétés», l’affaire montre bien à quel point la démographie est devenue une priorité dans le débat politique.

Aujourd’hui, le pays perd sa main-d’œuvre la plus jeune et la plus éduquée : infirmiers, ingénieurs… Et depuis l’entrée de la Croatie dans l’UE, 600 médecins sont partis à l’étranger, causant une pénurie de docteurs. Cette destination touristique parmi les plus prisées d’Europe peine aussi à embaucher, pendant la saison d’été, des cuisiniers, des serveurs ou du personnel de ménage. Cette année, le gouvernement croate est allé jusqu’à augmenter les quotas de travailleurs saisonniers étrangers, ciblant notamment les marchés de travail de Bosnie et de Serbie. Mais il s’agit d’une solution à court terme.

«Le problème de la Croatie n’est pas tant l’émigration, mais plutôt le manque d’une vraie politique d’immigration, considère Paul Stubbs, sociologue et chercheur à l’Institut économique de Zagreb. Le marché de travail croate demeure peu compétitif et n’attire pas de main-d’œuvre étrangère.» Lorsque l’ex-république yougoslave a été traversée par de centaines de milliers de réfugiés lors de la crise migratoire de 2015, très peu d’entre eux ont décidé de s’y arrêter.

 


 

Par Jelena Prtoric et Giovanni Vale

Source : liberation.fr, le 4 septembre 2018.

 

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Démographie et populations

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