Silvije Strahimir Kranjčević

Publié le 14 Novembre 2009

Silvije Strahimir Kranjčević

 

 

Né à Senj, au nord du littoral adriatique croate, dans une famille de fonctionnaires, Silvije Strahimir Kranjčević va d'abord au lycée dans sa ville natale ; puis suivant en cela le voeu de son père, il se rend à Rome en 1883 pour étudier la théologie au Collegium Germanico-Hungaricum, afin de devenir prêtre, comme le font à l'époque de nombreux jeunes Croates pauvres doués pour les études. Mais il n'a pas la vocation, ce qu'il avoue à l'évêque Josip Juraj Strossmayer, le riche mécène de Slavonie qui finança les études de maints Croates à l'étranger et aida la Croatie à se doter d'institutions culturelles et scientifiques, notamment l'Académie des sciences et des arts.

 

Grâce au soutien de Strossmayer, Kranjčević rentre à Zagreb où il suit pendant un an les cours d'instituteur (1886). Déjà connu pour ses poèmes patriotiques - la censure a interdit In tyrannos qui, écrit en 1884, ne sera publié qu'en 1948 ! - membre du Parti du Droit, hostile à Vienne comme à Budapest, Kranjcevic ne peut espérer obtenir ce poste en Croatie, alors soumis à une magyarisation intensive sous le gouvernement de Khuen Hedervary. Aussi part-il travailler en Bosnie-Herzégovine (occupée par l'Autriche depuis 1878), où il enseigne dans des écoles de commerce, à Mostar (Herzégovine), Livno (Bosnie occidentale) et Bijeljina (nord-est de la Bosnie), avant d'être enfin affecté à l'Ecole normale de Sarajevo (1893). Ces mutations successives ont souvent sanctionné son attitude trop libre dans une Bosnie administrée alors par Benjamin Kallay, ministre des Finances d'Autriche-Hongrie.

 

A Sarajevo, il est rédacteur en chef de la revue Nada (L'espoir), où il publie de nombreux articles de critique littéraire. En 1903, il est nommé directeur de l'Ecole de commerce de Sarajevo. Atteint d'une maladie de reins, il se rend à Vienne pour se soigner, mais meurt, à 43 ans, à Sarajevo.

 

Kranjčević, qui écrit des vers dès ses années de lycée, publie à Senj, en 1885, son premier recueil Lamentations, sentimental et pathétique. Influencé par le patriotisme romantique et ses thèmes conventionnels (amour, femme, patrie), sa poésie, notamment A la Croatie, et A la ville de Senj, chante les malheurs du peuple croate, dont le passé glorieux, où s'illustrèrent notamment les valeureux Uskoks de Senj, permet d'espérer un avenir heureux. Mais il y montre déjà son sens de l'injustice sociale, notamment dans son célèbre Au travailleur, qui inaugure une sorte de "lyrisme social" : Jésus Christ, dont les riches et les puissants ont dénaturé l'enseignement, s'exprime dans le coeur de l'ouvrier, l'appelant à transformer le monde.

 

Considéré par la critique comme l'un des sommets de la poésie croate du XIXe siècle, son deuxième recueil, Poésies choisies (Zagreb, 1898), comporte près de 300 pages, regroupant 63 titres et Le Premier Péché, un "oratorio" en trois parties où Adam et Ève se voient invités au labeur pour racheter leur faute. Dans ce recueil, les thèmes patriotiques reviennent - Ma Patrie présente une vision lyrique de la Croatie asservie - mais élargis aux dimensions de l'univers. Les révoltes sociales y sont également très présentes, contre les traditions sclérosées, contre l'absence de liberté, d'égalité et de justice : dans L'Exilé s'exprime toute la compassion pour les paysans que la pauvreté contraint à l'exil en Amérique ; dans la ballade allégorique Astrea, la Justice montre au poète ses mains entravées ; dans la satire Au seigneurial Castor, censée s'adresser à un chien obéissant et bien dressé, la servilité envers les tyrans est fustigée.

 

Si les thèses sociales de Kranjčević ne représentent pas une nouveauté en soi, le poète sait leur donner une expression originale et puissante, introduisant des thèmes et un ton entièrement nouveaux dans la poésie croate. Les motifs et les personnages bibliques restent très présents, avec surtout la figure centrale du Christ : révolutionnaire sacrifié sur les barricades de la Révolution française de 1789 dans Resurrectio, il donne à penser, dans Eli, Eli, lama sabachtani !, à la possible inutilité du sacrifice. Allégorie du poète et de la poésie, figure du guide génial qui force les peuples à une liberté qu'ils refusent, Moïse, souvent comparé au poème de Vigny, exprime les désillusions du poète qui estime vain et absurde de vouloir mener son peuple vers de nouveaux chemins, fussent-ils ceux de la civilisation, de la justice et de la liberté. En proie à un défaitisme profond, Kranjčević sera tenté de se refermer sur lui-même, comme le montrent ses deux derniers recueils, Soubresauts (Tuzla, 1902), et Poèmes (Zagreb, 1908). Ce pessimisme, où l'on a vu une influence de Schopenhauer, exprime les contradictions profondes de Kranjčević, "petit fonctionnaire de la machinerie colonialo-culturelle autrichienne", mais aspirant au cosmopolistisme libéral, rêvant d'harmonie, de justice et d'égalité, mais conscient de l'inaccessibilité de ces idéaux pour une créature aussi impuissante que l'homme, voué à la souffrance et au tombeau. Ainsi, le poème Le dernier Adam est le tableau terrible du dernier effort du dernier homme gravant de son ongle sur la glace un point d'interrogation, mourant sans avoir rien pu comprendre du chaos de l'univers.

 

La critique reprochera violemment à Kranjčević de sombrer dans le nihilisme et de renier tout ce qu'il avait défendu. En fait, en exprimant ainsi ses crises et ses doutes intérieurs, le poète, à nouveau précurseur dans la poésie croate, anticipe certaines conceptions éminemment modernes du monde, dont il saisit la complexité, à travers l'enchevêtrement des multiples oppositions, pressentant d'une certaine façon les grandes interrogations de l'homme du XXe siècle, pris entre engagement et aliénation. Si ses détracteurs lui ont reproché un ton parfois déclamatoire, c'est par défaut d'avoir vu en lui le grand lyrique et le visionaire.

 

Source : Jean-Claude Polet - Patrimoine littéraire européen Vol. 12 Mondialisation de l'Europe (1885-1922), De Boeck Université, 2000, pages 279-280.

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Ecrivains

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