L'avant-garde

Publié le 14 Novembre 2009

L'avant-garde

 

 

Une des premières études yougoslaves synthétisant les problèmes de la poésie d'avant-garde en Europe occidentale et en Europe centrale est l'essai du poète croate A.B. Simic : Berlinski "Sturm" ili nova umjetnost germanska (Le "Sturm" de Berlin ou le nouvel art germanique, 1917) ; c'est là aussi un des témoignages les plus intéressants de la réception de ces tendances nouvelles - et révolutionnaires - en Yougoslavie. Or, dans ce texte, l'auteur affirme que "les soi-disant expressionnistes ne sont en fin de compte rien d'autre qu'une variété des célèbres futuristes, dont il a déjà été question chez nous". [73]

 

Cela dit, l'histoire littéraire yougoslave a basé par la suite ses systèmes de périodisation - malgré certaines différences entre les avant-gardistes autochtones et leurs modèles européens - sur deux grands mouvements : l'expressionnisme et le surréalisme. Le premier est particulièrement bien représenté chez les Slovènes et les Croates : deux peuples qui, faisant partie de la monarchie austro-hongroise, étaient en contact étroit avec la culture allemande. Un manifeste expressionniste fut également publié en Serbie ; mais le mouvement y fut très vite supplanté par le surréalisme venu de France, les Serbes étant beaucoup plus sensibles à l'influence culturelle de ce pays. Quant aux Bulgares, qu'il faut également mentionner ici, c'est le séjour de Geo Milev à Leipzig qui leur fit connaître l'expressionnisme : on peut donc considérer que son implantation en Bulgarie eut un caractère partiellement fortuit. Toujours est-il qu'on ne s'est attaché que très récemment à définir une période futuriste dans l'histoire des lettres de cette vaste région. [74]

 

Une telle recherche peut s'appuyer sur trois facteurs : l'examen de la revue Zvrk (La toupie), une étude approfondie du zénitisme, et la comparaison des influences esthético-formelles subies par l'intermédiaire du futurisme russe.

 

La revue Zvrk, ou plutôt son unique livraison, parut le 1er juin 1914 à Zadar. Découverte il y a peu [75], elle comprend environ 40 pages, dont une partie est manuscrite et l'autre dactylographiée. Zvrk se qualifie d'"organe du mouvement futuriste croate" et contient un message de sympathie de Marinetti : "Cari colleghi della rivista futurista croata, e vi mando un articolo che servirà à chiarire qualche punto oscuro. Aspetto la vostra rivista e vi prego di gradir un abbraccio augurale". L'article annoncé est repris dans le numéro. On peut y lire que Marinetti avait envoyé à la rédaction deux manifestes futuristes et, probablement, deux publications très rares des cubistes russes. Par ailleurs, la revue contient des textes de Joe Matosic, rédacteur de Zvrk, et d'Ulriko Donadini, ainsi qu'un fragment des "Solo-Varijacije" du célèbre écrivain croate A.G. Matos, décédé en mars 1914. Ce dernier article est une appréciation critique - analytique et syntéthique - du futurisme, accompagnée d'observations sur les tendances préfuturistes du poète croate Janko Polic Kamov. Quant à Matosic, il met l'accent sur les rapports qui existent entre le poète Vladimir Cerina et les futuristes italiens. Cependant, c'est Donadini qui, sans aucun doute, est formellement le plus proche de ceux-ci.

 

La revue Zenit constitue un deuxième lieu de rencontre entre le futurisme et la littérature yougoslave. Elle fut d'abord publiée à Zagreb en 1921, puis à Belgrade jusqu'en 1926. En dépit de difficultés internes et externes considérables, elle joua un rôle très important dans l'histoire de l'avant-garde européenne [76], comptant parmi ses collaborateurs Ivan Goll, Boris Pasternak, Vladimir Majakovskij, Herwarth Walden et, parmi d'autres, Marinetti, qui y publia quelques grotesques ainsi qu'un message de sympathie. De son côté, Ljubomir Micic, rédacteur de Zenit et chef du mouvement zénitiste, adressa une lettre ouverte à la revue italienne d'avant-garde Cronache d'attualità. On peut y lire ces phrases - nous reproduisons l'orthographe et la typographie originales : "Noi siamo orgogliosi d'essere, I BARBARI DELL'EUROPA. Zenitismo ha per metà la balcanisazione dell'Europa. Per qual, ragione l'avanguardia italiana è solamente nazionalista." L'idée d'une "barbarogénie", de la barbarisation et de la balkanisation de l'Europe est très répandue parmi les zénitistes, et le critique hongrois A. Angyal a pu qualifier dès lors ce mouvement de "slavisme futuriste". [77] Cependant, l'avant-garde est un phénomène extraordinairement dynamique, et il parait impossible de tracer un signe d'égalité entre futurisme et zénitisme : il existe, dans ce dernier, des tendances qui font plutôt penser à l'expressionnisme, alors que d'autres particularités révèlent une parenté avec le dadaïsme et le surréalisme.

 

Enfin, la littérature yougoslave est liée au futurisme par l'intermédiaire de l'influence russe, particulièrement celle qu'a exercée Majakovskij, action que l'histoire littéraire yougoslave situe à l'intérieur du courant dénommé "Pokret socijalne knjizevnosti" (Littérature sociale). [78] Il s'agit essentiellement de Pavle Bihalji et de son frère Otto Bihalji, de Jovan Popovic, Stevan Galogaza, Novak Simic, Vaso Bogdanov, Otokar Kersovani, Bratko Kreft, Tone Seliskar, Mile Klopcic, Koco Racin, tous Serbes, Croates, Slovènes et Macédoniens. Mais la recherche s'est concentrée jusqu'ici sur le contenu et l'engagement social de leurs oeuvres, et l'influence formelle du futurisme reste encore à étudier.

 

Quoiqu'il en soit, il est caractéristique de l'esprit d'avant-garde que des contacts se soient produits entre les Yougoslaves et le futurisme italien. La carrière de Marinetti, académicien fasciste, nationaliste enragé et champion de l'expansionnisme italien, est bien connue. Et il n'est pas surprenant, sommes toute, que les Yougoslaves se soient différenciés de lui, sur le plan national comme international.

 

 

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[73] In : Sabrana djela (Oeuvres complètes), III, 1960, p. 398.

[74] Ce souci est présent, pour la première fois, dans la communication du critique B. Pavlovic au VIe Colloque littéraire de l'Association des Ecrivains Croates, en 1973, à Stubicke Toplice. Le même auteur a rédigé une étude détaillée sur ce thème, qui sera publiée incessamment. Lors d'un symposium à Strasbourg en juin 1976, consacré aux "Problèmes des Expressionnismes", P. Palavestra a défendu la thèse selon laquelle le poète serbe V. Mitrinovic devrait être rattaché au futurisme. Sa communication est en cours de publication.

[75] Voir à ce sujet l'article de B. Pavlovic "Unprinted Croatian Futuristic Review" Zvrk" (Whirling), The Bridge, Zagreb, 1974, 39/40, pp. 216-219.

[76] Cf. A. Jutronic, "Prilog na tema zenitizma" (A propos du zénitisme), Mogucnosti, Split, X, 1963, I, pp. 97-105, V. Zmegac, "Zenit, eine vergessene Zeitschrift", in : Die Weit der Slawen, München, 1967, 4, p 353-362 ; A. Angyal, "Südslawische Österreichische Osthefte, 1969, I, pp. 1-12 ; S. Markovic, "Zenitizam", Knjizevnost i jezik (Langue et littérature), Beograd, 1972, 2-3, pp. 81-85.

[77] A. Angyal, op.cit., p.9.

[78] S.Z. Markovic, "Pokret socijalne knjizevnosti", in Knjizevni pokreti i tokovi izmedju dva svetska rata (Courants et mouvements littéraires de l'entre-deux-guerres), Beograd, Obelisk, 1970.

 

 

Source : Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle. De Jean Weisberger, Université libre de Bruxelles Centre d'étude des avant-gardes littéraires. Publié par John Benjamins Publishing Company, 1984. pp. 208-210.

 

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Littérature et médias

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