Roman Simić

Publié le 17 Novembre 2009

Roman Simić

 

Interview

 

Si je prétends à quelque chose avec la littérature c'est de rappeler ce que nous avons perdu.


Roman Simić est un jeune écrivain que l'on voit émerger en Europe. Licencié en littérature comparée et en philologie espagnole à l'Université de Zagreb ainsi qu'éditeur de la revue littéraire "Relations" et de la collection "Langues vives" (Živi jezici), une anthologie de nouvelles européennes, il est par ailleurs organisateur du Festival de la nouvelle européenne, l'auteur de "Dans l'instant comme dans l'immensité sauvage", finaliste du prix littéraire Goran pour jeunes poètes, auteur des récits "L'endroit où nous allons passer la nuit" et "De quoi tombons-nous amoureux ?", ce dernier date de 2005 et a été publié en espagnol par la maison d'édition Baile del sol basée aux Canaries. Son oeuvre a été traduite en de nombreuses langues et pour l'instant il prépare son premier roman.

Eduardo Garcia Rojas : - Les nouveaux écrivains croates se sentent-ils tributaires de la riche tradition littéraire de leur pays ?

- La scène littéraire actuelle n'a rien à voir avec elle. Elle ne regarde pas le passé mais l'avenir. D'autre part, la scène littéraire croate est ouverte sur sa région et maintient des contacts avec la Serbie, la Bosnie, la Slovénie... Il est vrai que l'on considère la littérature croate comme la plus animée, mais je ne peux pas faire preuve d'un critère objectif dans cette analyse. Je peux seulement dire que mon impression est que durant les années 90, après la guerre, notre littérature s'est transformée du tout au tout. Une nouvelle génération d'écrivains est apparue qui ont changé le visage littéraire et ont introduit de nouveaux modèles pour présenter leurs oeuvres. Nous devons tenir compte de ce que la guerre a ruiné le réseau de publication qui existait, mais au travers d'initiatives basées sur l'idée qu'il existe un public croate en nombre qui souhaite lire de nouveaux auteurs nous sommes occupés à construire des choses qui, si elles peuvent à peine compter sur l'appui de l'Etat, ont révélé qu'il existe réellement des lecteurs croates pour acheter leur littérature. Cela a contribué à ce que certains jeunes auteurs se soient actuellement transformés en sorte de vedettes en Croatie parce que les médias ont accepté cette idée et ont collaboré à leur promotion. Cela signifie que maintenant il est normal qu'un écrivain apparaisse dans les médias, et nombre d'entre eux, du moins les plus importants, sont liés à ces mêmes médias. Si bien qu'il est possible de lire un auteur qui pratique la critique politique dans son rôle de journaliste alors qu'en même temps on le connaît sous sa facette d'écrivain.

- Un marché s'ouvre-t-il ?

- D'un côté nous comptons avec une qualité objective dans la littérature croate d'aujourd'hui, ce qui se passe est que l'on tente de trouver d'autres marchés qui ne soient pas les nôtres. Ou bien une façon de pénétrer dans de plus grandes langues. Sous cet aspect, pour notre littérature, la langue la plus importante est l'allemand parce que c'est la culture la plus ouverte sur nous. Bien davantage que l'anglaise, la française ou l'espagnole, de sorte qu'elle a été prise comme point de départ pour les grands auteurs croates.

- Vous considérez vous comme un auteur phare en Croatie?

- J'ai participé à des festivals littéraires et obtenu un prix important, plus concrètement celui qu'attribue le journal Jutarnji list, un des journaux les plus lus en Croatie, mais je n'apparais pas tous les jours dans les médias.

- Les Croates lisent-ils de la nouvelle littérature croate ?

- Oui, bien sûr. Je travaille dans une des plus grosses maisons d'édition en Croatie et même si la moitié de nos éditions sont des traductions d'ouvrages écrits par des auteurs à succès dans le monde entier, ces derniers temps les choses sont en train de changer. De toutes façons l'enthousiasme pour la littérature n'est pas aussi délirant que nous le souhaiterions, aussi les écrivains croates les plus vendus ne peuvent-ils rivaliser avec les oeuvres de Dan Brown pour prendre un exemple.

- Après la désintégration de la République yougoslave, jusqu'à quel point cette dispersion en nationalités s'est-elle reflétée dans la nouvelle littérature croate ?

- Au sortir de la guerre il était considéré peu populaire d'écrire sur la guerre elle-même. Et ce qui a été écrit semble être des textes qui, à mon avis, ont peu de valeur artistique. Il est néanmoins exact que peu nombreux sont les écrivains qui racontent la guerre au moment même où elle se produit, mais une fois celle-ci finie une nouvelle génération de créateurs littéraires a commencé à aborder la vie croate de l'après-guerre, ce qui a signifié un élément très important dans notre littérature. Maintenant ce catalogue s'enrichit et très différents sont les thèmes, les poétiques qui donnent leur interprétation de ce triste phénomène belliqueux.

- Et dans votre cas, que prétendez-vous refléter dans votre littérature ?

- Pour ma part je suis surtout intéressé par ce changement qui nous a touchés après la guerre, mais pas seulement dans notre vie, dans notre monde et notre pays mais plutôt à l'intérieur de nous-mêmes. Mon intérêt est de montrer ces signes de changement qui ne sont pas seulement extérieurs (les invalides, les maisons détruites) mais ce qu'a supposé cette destruction intérieure, ce qui vient de l'intérieur et que nous endurons tous. Dans "De quoi tombons-nous amoureux ?", le livre qu'a édité en espagnol la maison d'édition Baile de sol, j'avais voulu révéler cette inquiétude circonscrite à un espace privé comme l'est l'amour. Ma thèse, pour autant qu'il y ait thèse, est que les changements les plus importants se déroulent dans cet espace privé. Dans la façon dont nous aimons les autres. Mon idée est que si tu peux donner le change à un touriste espagnol alors qu'il est en train de boire un jus de fruit sur une terrasse en lui montrant que tu as surmonté les traumatismes de la guerre, lorsque tu t'enfermes dans ta maison et que tu communique avec ta partenaire ou tes enfants les choses changent. C'est une autre réalité. Je vis dans une société qui se trouve dans un état de quasi-schizophrénie, très semblable à cet état que décrit Yoram Kaniuk dans Adam ressuscité, un pays d'hommes forts qui luttent le jour durant mais qui pleurent une fois la nuit tombée. C'est ce qui me semble se produire dans les tripes de la société croates. D'une manière ou l'autre, je comprends que cette semence que nous conte Kaniuk est la même maladie dont nous les Croates souffrons.

- Mettez-vous un nom sur cette maladie ?

- Il me semble que la guerre nous a fait perdre bien des choses. Une d'entre elles est l'innocence, la capacité d'éprouver avec autrui sa perte. Je me rappelle que les premiers jours de la guerre apprendre la mort de quelqu'un que tu connaissais faisait l'effet d'un choc émotionnel mais au fur à mesure où le conflit est allé en progressant, il y en eut tant qu'il arrive un moment où tu perçois la chose comme normale. Au début nous pensions que la guerre était une cause sainte, avec des idées dans le genre défendre la patrie et le foyer, quoique à un moment donné tu perds cela aussi. La guerre cesse d'être sainte et tu t'affliges d'observer comment il y a eu des gens qui au milieu de tout cela se sont enrichis au dépens des autres et sur les tombes de ceux qui ont péri. Alors surgit une immense rancoeur, et tout cela est au fondement de notre Etat. Et cette chose te transforme le regard et tu ne peux plus croire comme tu croyais auparavant.

- Dans les récits de "De quoi tombons-nous amoureux ? ", on trouve au-delà du désespoir beaucoup d'humour.

- Cet humour est un humour amer. Ce livre réunit diverses choses et il m'a beaucoup coûté de l'écrire parce qu'il capte des choses en moi telles que l'amour, le désespoir. Je ne crois pas, de toutes façons, à un désespoir qui n'aurait d'autre fin que lui-même, de sorte que j'ai besoin d'un contrepoids pour surmonter ce que j'ai perdu. C'est pourquoi je suis intéressé par les gens désespérés comme ceux qui éprouvent le drame de la perte. Si je prétends à quelque chose avec la littérature c'est que les gens se rappellent de ce qu'ils ont perdu.

- Quelles sont les relations avec d'autres écrivains de l'ex République de Yougoslavie ?

- Plus ou moins bonnes. Dans mon cas particulier, je communique assez bien avec les auteurs de ma génération, serbes, bosniaques et slovènes. Nous sommes très liés et nous nous connaissons les uns les autres. Le fait est que nous ne sommes qu'une partie de la scène. Il existe d'autres tendances au niveau des ministères culturels et des associations d'écrivains. Il y a eu des écrivains qui durant la guerre ont adopté des positions très radicales au travers desquelles ils se sont combattus les uns les autres avec leurs textes. Et tous ces écrivains font fi des littératures qui nous entourent. Pour cette raison, il me semble que notre génération se débrouille assez bien.

- Est-ce que la réalisation du Festival de la nouvelle européenne y a contribué, une rencontre dont vous êtes l'éditeur et l'organisateur.

- Chaque année nous le réalisons dans une ville distincte. La première fois ce fut à Zagreb, plus tard à Dubrovnik, etc. Quelque chose que nous avions voulu établir, parce qu'en Croatie la Culture est très centralisée. Il s'agissait précisément de la décentraliser tout en offrant au public l'opportunité de bénéficier des meilleurs auteurs européens. La célébration se déroule dans la première semaine de juin et nous en sommes déjà à la huitième édition. Le festival a fini par se transformer en l'une des rencontres les plus riches et les plus joviales de Croatie, et tout cela sans prétendre organiser un grand festival mais plutôt quelque chose de très familial, qui serve pour que les écrivains fassent connaissance.

- Un nouveau livre ?

- Je suis en train de travailler sur un livre de nouvelles et parallèlement sur un roman mais ce dernier va tarder parce que j'ai deux fils. Les récits du livre, à la différence du premier édité par Baile del Sol,  qui est consacré aux amours naissantes, seront centrés sur la paternité. La responsabilité,  la famille et les relations entre fils et pères. Ce n'est pourtant pas un livre qui tourne autour de ces stéréotypes mais qui prétend interroger et analyser les choses bonnes et mauvaises que l'on ressent en étant père.

- J'ai l'impression que votre littérature en dépit de la perte subie aspire également à reconstruire. Ces thèmes se voient-ils également reflétés chez d'autres comparses de votre génération ?

- Oui, mais il existe des auteurs qui le font de manière différente. Certains parlent des effets de la guerre et de l'après-guerre mais d'une manière pleine de vitalité et d'un humour très noir. Il existe diverses lectures et manière de conter, de parler, et chacun d'entre nous s'efforce de trouver sa propre voix.

 

Source : www.laopinion.es, le 16 novembre 2009.

 

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Au bord de la Kupa par Roman Simić

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Ecrivains

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