Ivan Supek

Publié le 27 Novembre 2009

Notice biographique


 

Romancier, auteur dramatique, physicien et philosophe, Ivan Supek (prononciation en croate) naquit le 8 avril 1915 à Zagreb. Il termina l'école primaire et le lycée dans sa ville natale, et étudia les mathématiques, la physique et la philosophie à Zurich, Paris, Zagreb et Leipzig, où il obtint un doctorat en sciences et travailla comme assistant du célèbre physicien Werner Heisenberg. En mars 1941, il fut arrêté par la Gestapo mais sauvé par l'intervention d'Heisenberg. De 1943 à 1945, Supek participa à la Lutte de libération nationale (NOB), et après la guerre jusqu'à son départ à la retraite en 1985 il travailla comme professeur à la Faculté des mathématiques et des sciences naturelles à Zagreb. Il fut un fondateur de l'Institut Ruđer Bošković, recteur de l'Université de Zagreb (1969-1972) et il initia la création du Centre inter-universitaire (IUC) à Dubrovnik. En 1958, il fut exclu de l'Institut en raison de son opposition à la tentative menée par la Commission fédérale pour l'énergie nucléaire de produire une bombe atomique à Vinca. Pendant de nombreuses années il fut le rédacteur de la revue Encyclopedia Moderna ainsi que le président de l'Académie croate des sciences et des arts. Outre une oeuvre littéraire abondante, il a publié une centaine de titres sur la physique théorique et la philosophie, et il a été récompensé par plusieurs reconnaissances internationales pour son humanisme et son activité pacifique.

 

Ivan Supek est décédé le 5 mars 2007 dans sa maison de Zagreb des suites d'une longue maladie. 

 

 

Extrait d'ouvrage littéraire


Catastrophe économique et culturelle

 

Lorsque j'avais visité le front en automne 1991, je m'étais émerveillé du patriotisme d'une jeunesse intrépide et de tout un peuple qui s'opposait presque à main nue à un attaquant terriblement armé. Il n'y a guère de fois où les Croates avaient été à ce point unis et débordants d'un esprit de sacrifice jusqu'au martyre. Mais où ce moral qui avait défié la mort s'est-il évaporé ? Que s'est-il passé dans l'intervalle depuis le moment où un tiers de la République de Croatie était encore occupé ?

 

Dans les mois les plus durs de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne avait introduit une sorte de "communisme de guerre" avec le Gouvernement de coalition, quant au Troisième Reich y avait été instauré, sous des conditions tout aussi pénibles, une économie semblable par l'un des financiers géniaux, Schacht. Mais ici, alors que l'ennemi menace sur le seuil, commence déjà à Chicago la reconversion capitaliste annoncée qui doit éliminer tous les vestiges de l'économie communiste. Bien entendu, on n'avait pas pris pour cible la machinerie bolchevique du parti qui confère le pouvoir total à un chef ou à la haute garniture. Le président Tuđman, son gouvernement et le Parlement s'en sont d'abord pris à l'autogestion ouvrière - le meilleur acquis de l'ancien régime tel que l'avait conclu notre symposium à l'Académie, mais diable de "l'enfer communiste", ainsi que le général métamorphosé de la JNA avait caractérisé son ancien paradis. La propriété sociale nous l'avions acquise tous ensemble par un long travail ; les entreprises ouvrières autogérées en disposaient. Si on avait voulu passer à une économie de marché plus cohérente, le mieux aurait été de rendre copropriétaires les ouvriers, comme beaucoup d'entre nous l'avaient proposé. Mais c'est justement ce que n'avaient pas voulu les nouveaux détenteurs du pouvoir, excités dès le début par les richesses devant leurs griffes. En élevant leur propre Etat, en réalité eux-mêmes, en seigneur de tout, ils ont nationalisé en premier lieu toute cette richesse publique et de ce fait supprimé automatiquement l'autogestion. Les gouvernants ont ensuite offert usines, argent, terrains et villas à eux-mêmes et à leurs courtisans, une rapine qui s'est poursuivie et étendue aux crédits bancaires sans autre couverture qu'une injonction politique. Que les entreprises tombent en des mains incapables et les banques s'écroulent, qui s'en souciait sur la selle de ce moreau au galop ?

 

A côté de la politique bosno-herzégovinienne, la "reconversion" a été la plus grande catastrophe nationale qu'auront produite la cupidité, la tromperie et la stupidité du nouveau pouvoir. Ce casse du siècle jette la Croatie sur les genoux devant les compagnies multinationales ou le capital global et il freinera le développement du pays pour de longues décennies. Alors qu'au départ la République de Croatie se situait devant les pays en transition, anciennes parties du bloc soviétique, maintenant elle se trouve à l'arrière. Certes, l'agression grand-Serbe a fortement endommagé la Croatie mais les industries restèrent pour l'essentiel hors de portée de l'agresseur, quant aux opérations militaires elles furent en elles-mêmes de courte durée. Si cet enthousiasme défensif s'était transmué en un élan producteur, la Croatie aurait soudain progressé. Cependant la nouvelle classe capitaliste-féodaliste, corrompue, envahissante, éhontée dans son luxe et primitive, étouffe partout l'esprit travailleur.

 

Un gouffre a éclaté entre la classe des nantis et le peuple appauvri. Cette transition "de gredins" se camoufle par l'introduction du capitalisme tel que l'Occident avancé l'a rejeté depuis belle lurette. La privatisation "à la manière croate" provoque de nouvelles injustices sociales et des tensions régionales. Les entreprises périclitent tour à tour ou alors au mot d'ordre que les "géants" ne sont pas rentables, les parties sont vendues à vil prix, souvent avec leurs terrains pour unique valeur. Mais qu'ont à faire les oligarques de la ruine des industries, l'essentiel est qu'ils se soient remplis les poches et les comptes à l'étranger. La rapine avec les crédits fictifs et les recommandations politiques a écrit les pages les plus honteuses dans les livres bancaires. Tout le système bancaire tombe en faillite pour être assaini par l'argent des contribuables et livré au capital financier global. En lieu et place de ce qui avait été la concentration dans l'industrie, l'artisanat et l'agriculture, les nouveaux maîtres se tournent vers le profit rapide, le tourisme et le commerce. Et la kuna surévaluée donne d'immenses profits à l'import sous le commandement d'une clique ou mafia organisée, en détruisant toute la production domestique.

 

Rien ne démoralise le peuple comme les privilèges et les extorsions venant de tous "ces grands Croates" qui par des paroles patriotiques dissimulent la ruée vers les biens et les positions. Après que l'autogestion socialiste eut été supprimée, les travailleurs perdent leurs droits et sont ravalés à des prolétaires exploitables datant de la première accumulation des capitaux, historiquement de manière tout à fait légitime, tandis que s'approprient la parole des lumpenprolétaires qui du jour au lendemain ont fait main basse sur une économie déjà assez développée. Et ce cynisme, qu'ont même justifié certains économistes et politologues, pénètre dans le moral social comme la vermoulure.

 

Dans l'ordre bolchevique, la force la plus puissante était l'armée et la police du parti ; le Parti dirigeait aussi l'économie. Le président Franjo Tuđman et son HDZ reprennent cette ossature de gouvernance. Dans les démocraties sensées les officiers ne peuvent être membres d'aucun parti, pas plus que les juges, afin que la défense du pays et la justice restent en dehors de la lutte des partis. J'ai appelé plusieurs fois avec d'autres intellectuels à ce que l'armée, la police et le pouvoir judiciaire n'entrent pas dans les partages des partis, mais ce principe démocratique devra semble-t-il nous être imposé par l'Union européenne lorsque nous voudrons en devenir membre.

 

Dans l'appauvrissement général et l'effondrement de l'économie, les services de l'Etat deviennent les sinécures les plus sûres et les plus lucratives. N'ayant pas la moindre honte ni sentiment de solidarité, les députés parlementaires se sont légalisés envers eux-mêmes de hauts revenus disproportionnés et des retraites exceptionnelles. Etre élu député - c'est le gros lot à vie. Assurément, les positions gouvernementales d'influence permettent également les extra-profits venant des entreprises et bon nombre de ces "politiciens" siègent dans les comités de surveillance des entreprises ou même délogent le business indépendant. Et si les théoriciens de la démocratie posent le principe sur le conflit d'intérêt, qu'il est facile de s'en jouer ! La course aux postes dirigeants est caractéristique de la réalité politique dans cette transition qui a surtout activé les chasseurs de pouvoir et d'argent alors que les citoyens décents se sont retirés dans l'impuissance et le silence.

 

Après avoir réchappé avec pas mal de plaies du système à parti unique bolchevique, faut-il vraiment que nous nous noyions dans une semblable particratie ? Indépendamment de la couleur, le centralisme de parti gouvernemental détruit la séparation des pouvoirs, ce qui est le fondement de la démocratie. Les récentes manipulations avec la magistrature, lorsque le HDZ par majorité parlementaire ou par décisions autocratiques avait placé ses adeptes aux postes de justice importants, tout en excluant les autres, les personnes dignes, nous renvoie vers les temps anciens lorsque la justice était l'instrument du Parti. Si le multipartisme a été introduit, les principaux partis n'en ont pas moins conservé dans une large mesure le caractère bolchevique : le chef autoritaire, ou la garniture, et les affiliés soumis afin d'être rétribués par les bénéfices. Assurément, les fonctionnaires qui avaient appris à régner dans le système bolchevique, désormais revenus au pouvoir, changent difficilement les habitudes et la conviction que c'est là ce qu'il y a de plus sûr pour conserver ou conquérir le pouvoir, les masses s'étant accoutumées à l'allégeance. Il serait pourtant fatal que les nouvelles générations adoptent également dans l'arène politique les anciennes façons et l'hypocrisie.

 

Le nationalisme avec des ingrédients oustachis, l'aventure bosno-herzégovienne, les bides économiques, la particratie et la corruption dans tous les pores de la société - tout cela a corrodé la culture, quoi qu'il en soit déjà humiliée et déformée par la dictature bolchevique. Après que l'on eut enseigné de manière non critique la Seconde Guerre mondiale et la construction de l'après-guerre, maintenant est introduite dans les manuels scolaires une falsification de l'histoire et du présent pire encore. Tandis que ce qu'il y a de bon dans l'aventure des partisans est rejeté, ce qui est oustachi et fasciste, pour peu qu'il ne soit déjà totalement blanchi, se peinturlure comme une peau de tigre avec des taches blanches et grises, tout en dissimulant le fauve. Etant donné que l'industrie et l'agriculture ne sont plus dominantes, cesse de prévaloir la science, qui avait pourtant progressé dans la République socialiste croate, et s'était même rapprochée du niveau de l'Europe occidentale durant certaines années avec l'Institut Ruđer Bošković, pour que cette sinusoïde plonge abruptement au sein de la république devenue indépendante.

 

La bourgeoisie d'Europe, malgré la poussée capitaliste pour le profit, en trois siècles de son règne, et d'une gestation encore plus longue, a développé une culture avec une morale universelle, le droit et de nombreuses subtilités. A l'inverse, la nouvelle classe d'oligarques "grand-Croates" n'est réfrénée par aucune considération dans son appropriation des richesses. La tromperie au lieu de la vérité, l'arbitraire au lieu de la justice, les succès de la ruse au lieu de la dignité humaine ! Dans l'atmosphère de ce capitalisme féodal toutes les valeurs de la société s'inversent pour que règnent les pulsions de la rapine, de l'imposture, du sexe, du mensonge, de la violence. Alors que les intellectuels auraient dû s'opposer fermement à cet élan barbare, ils se retirent dans des cadres intimes, en vain, oui, en vain, puisque la furie s'est déjà emparée de tout le monde. Comment rendre la science et la littérature aux gens s'il s'agit là d'un assaut de Don Quichotte contre les moulins ? En attendant Godot de Beckett ne fait que montrer le côté absurde de l'existence humaine. L'autre n'étant pas moins terrible - la chute dans la barbarie.

 

Les événements ont évolué autrement que je l'aurais voulu et jugé sage.

 

Source : Ivan Supek, Tragom duha kroz divljinu (Sur les traces de l'esprit à travers le déchaînement), Profil International d.o.o., Kaptol 25, Zagreb, 2006, p. 301-304.

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Scientifiques

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