Franjo Tuđman

Publié le 23 Novembre 2009

I. Lourde ascendance

 

 

Le père du président croate Franjo Tuđman s'est suicidé après avoir tué son épouse - la belle-mère dudit président - immédiatement après la Seconde Guerre mondiale. Tuđman était alors major ou colonel de l'armée yougoslave, résidant à Belgrade, inconditionnellement dévoué à Tito. Il fit courir le bruit, quelques temps après ce tragique événement, que des nationalistes croates (croisés oustachis) avaient liquidé ses parents. Dans les années quatre-vingt-dix, déjà installé au pouvoir en Croatie, il tenta de présenter cette triste histoire de manière très différente : comme un assassinat perpétré par ses ex-camarades communistes. Il cita même un témoin, ancien partisan d'origine croate. Celui-ci démentit formellement cette "invention pure et simple", en dépit des mesures d'intimidation dont il fut l'objet.

 

Il est peu crédible que la police titiste ait éliminé, sans raison aucune, un membre des plus importantes institutions anti-fascistes de la Libération, qui se trouvait être de surcroît le père d'un officier de haut rang, futur général de l'armée yougoslave. Le nouveau président croate s'est permis de déclarer (en 1995), peut-être imprudemment, que dès 1942, déçu par ce même communisme qu'il acceptera de servir, avec beaucoup de zèle et à un niveau très élevé, pendant plus d'un quart de siècle, il était prêt lui-même à se brûler la cervelle. Il alla même jusqu'à mimer à la télévision un geste suicidaire, pourtant inachevé, sans se rendre compte de l'inconvenance d'un pareil spectacle et du goût d'une partie de son public.

 

Dans une lettre ouverte écrite au moment de la destruction du "Vieux Pont" à Mostar, ma ville natale (à l'automne 1993), je lui ai suggéré de démissionner : les présidents n'écoutent pas les hommes de lettres, même en Croatie.

 

Source : Pedrag Matvejevitch, La Méditerranée et l'Europe (Leçons au Collège de France et autres essais), Fayard, 2005, p. 202-203.

 

 

II. Pâle descendance

 

 

Miroslav Tuđman, pâle héritier du "père de la Croatie indépendante", est candidat à la présidentielle

 

 

Le nom de Tuđman n'est pas encore relégué dans les livres d'histoire croate. Après Franjo Tuđman, (premier) président de la Croatie indépendante jusqu'à sa mort en 1999, voici que son fils, Miroslav (63 ans), veut marcher dans ses pas. Il a annoncé sa candidature à l'élection présidentielle, dont le premier tour est prévu le 27 décembre. 

 

Ses chances ? Inexistantes, selon les sondages, dont il conteste la validité. Son objectif ? Défendre l'héritage familial - une indéniable ressemblance physique le lie à son père - et dénoncer la politique de Stjepan Mesić. Président depuis 2000, "Stipe" Mesić fut un effet un pourfendeur des tendances nationalistes et autoritaires de Franjo Tuđman. 

 

En visite à Paris, fin octobre, Miroslav Tuđman a rencontré le président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale, Axel Poniatowski (UMP). Dans un entretien au Monde, le candidat croate a critiqué les positions de Zagreb sur deux dossiers connexes : le conflit territorial avec la Slovénie et l'intégration à l'Union européenne (UE). Début octobre, la Croatie a repris ses négociations d'adhésion, gelées depuis décembre 2008 en raison du veto slovène. Les deux pays, en conflit sur la démarcation de la frontière maritime et terrestre dans le golfe de Piran, ont accepté des'en remettre à un arbitrage international. 

 

Selon Miroslav Tuđman, "la Croatie a une mauvaise approche des négociations d'adhésion depuis dix ans. On a répété sans cesse qu'il n'y avait aucune alternative, sans penser à négocier les meilleures conditions possibles pour y entrer". 

 

 

Conception souverainiste

 

Au sujet du conflit frontalier, il qualifie de "complètement erronée" l'option qui consiste à faire de sa résolution un préablable à l'entrée dans l'UE. "C'est à l'UE d'expliquer s'il existe un critère dérogatoire, spécifique pour la Croatie, alors que d'autres pays avec ce genre de problèmes ont été acceptés avant de les résoudre", assure-t-il. M. Tuđman, qui dit souhaiter une intégration de son pays dans l'UE, prône une conception souverainiste de l'Union, qui devrait être une "union d'Etats souverains". 

 

L'ancien chef du service de renseignement extérieur croate (HIS), qu'il a dirigé entre 1993 et 1998 et entre 1999 et 2000, estime que son nom de famille ne constituera pas forcément un handicap dans la course présidentielle. Ses maigres résultats électoraux à la tête de sa formation, le Parti de la véritable renaissance de la Croatie (HIP), ne sont pourtant guère encourageants. "Mon nom est un avantage parmi les gens ordinaires. Le problème se pose au sein de certains cercles du pouvoir, où le rôle de l'Eglise, l'action de mon père et celle de l'armée croate pendant la guerre sont perçus négativement." A l'écouter, il n'existerait pas "un seul exemple concret où la loi aurait été violée" par Franjo Tuđman, lors de sa présidence. 

 

Quant aux crimes de guerre commis par des Croates, "il y en a eu, mais c'était le fait d'individus ou de groupes isolés, et non la conséquence d'une politique. Regardez ce qui s'est passé après l'ouragan Katrina, à la Nouvelle-Orléans. Il y a eu des pillages, des crimes". 

 

Par Piotr Smolar

 

Source : lemonde.fr, le 12 novembre 2009. 

 

 

III. Les conspirateurs

 

 

le 14 juin 1989

 

Avec Franjo Tuđman, à midi, sur la Place de la République devant le café "Ban". Il m'avait auparavant envoyé le projet de déclaration de son parti en phase de création et il avait donc voulu entendre ce que je pensais du texte. Franjo met en branle son mécanisme, obstinément, inlassablement. Depuis des mois j'en entends parler et voilà que s'est approché le début formel pour lequel il fait appel à moi. C'est la seconde fois après l'assemblée inaugurale à l'Association des écrivains. Ce qu'il fait et projette de développer n'est pas sans nouveaux risques pour sa personne, peut-être de plus grands encore. Il reste après tout un ancien prisonnier de Petrinja et de Lepoglava, même si selon les dires de ses compagnons d'infortune à Lepoglava il avait tout de même été "privilégié" par rapport à d'autres. Tout ce qu'il fait reste passible de sanctions selon les dispositions du Code pénal, peu importe les nouveaux vents qui soufflent de plus en plus irrésistiblement sur la Yougoslavie. Les tourbillons et les courants chaotiques créent des opportunités encore vierges pour les téméraires et les aventuriers, à parts égales. Je ne doute pas qu'il soit sous surveillance, peut-être même multiple, celle de Zrinjevac n°7 et celle du Commandement du Cinquième district militaire, voire même d'un quelconque centre d'observation pour les citoyens suspects et les courants nouveaux. Quelqu'un qui à l'instar de Tuđman touche aux structures de l'Etat et à la raison d'Etat en usant de violentes déclarations et qui exhorte à des changements constitutionnels radicaux quant à la situation de la Croatie ne peut rester sans une surveillance de chaque instant, où qu'il se trouve, que ce soit en privé ou en public, et cela en dépit de ce que le système de surveillance soit déjà mortellement rendu défectueux.

 

Depuis sa sortie de Lepoglava il est en activité permanente, il travaille obstinément à ses conceptions. A chaque conversation avec lui dans sans sa maison rue Nazor, à Tuškanac, j'ai toujours eu l'impression qu'il joue avec le feu. Et qu'il ne craint ni la surveillance ni l'arrestation. Tout cela je l'ai en tête alors que je suis assis avec lui devant le "Ban" sous un beau soleil d'été. Ma curiosité l'emporte sur la crainte concernant d'éventuels yeux et oreilles qui l'observent. Et, en fin de compte, je suis amené à cette rencontre par une certaine solidarité ancienne avec cet homme singulier, inquiet et dynamique, tel que j'en connais peu dans la vie publique croate.

 

Franjo Tuđman représente depuis pas mal de temps déjà une figure publique largement célébrée. Plus il s'identifie avec l'onde collective du nouveau croatisme qui s'est à nouveau éveillé à l'époque post-titiste, plus il est connu, et évidemment plus il est exposé à l'intérêt public et à la surveillance officielle. Le cercle d'attention qui l'entoure ne cesse de croître et de se faire entendre : des salutations à haute voix de la part de dévots, des révérences faites par des passants, des regards de curieux, mais aussi l'un ou l'autre visage renfrogné qui le reconnaissaient. Tout cela se remarque facilement dans ces allées et venues estivales à côté de notre table devant le café en plein Zagreb.

 

Je perçois cette aura bigarrée autour de lui depuis belle lurette, et ces derniers temps avec une intensité et une fréquence croissante, que ce soit dans les cercles de connaissances, d'amis ou de parfaits inconnus mais aussi dans son comportement lorsque je le rencontre occasionnellement. Cette aura qui s'étend, c'est comme si je la voyais. La réputation de Tuđman se répand et s'amplifie. Ses activités autour du nouveau parti sont de plus en plus opiniâtres et cette réputation prend de l'ampleur peu importe la résonance qu'elle connaît dans les médias. La renommée se diffuse d'oreille à oreille, elle s'intensifie au fur et à mesure où son objet tend à intriguer tandis que les médias le passent sous silence ou le dénoncent. On peut déjà nettement remarquer l'apparition autour de son nom de quelques conjonctures insolites. Beaucoup s'empressent vers lui publiquement ou sous le mécanisme du secret. Je l'ai également perçue chez des amis qui avaient conçu avec lui le projet du parti dans une chaumière à Plesivica, au-dessus de Jaska. La renommée qui entoure son nom se propage nonobstant la politique officielle appliquée à le discréditer, ou peut-être même grâce à elle. Personnellement, je le connais depuis pas mal de temps, depuis le milieu des années 1960 (lors d'une réunion au sein de la Commission pour les relations internationales de la conférence SSRNH), ensuite vinrent les années après la Déclaration sur la langue [1], puis après la débâcle à Karađorđevo, et bien entendu après son incarcération. Dans mes fréquentations temporaires avec lui je suis motivé par un mélange d'inclination personnelle et de solidarité en raison des épreuves qu'il a traversées, par une certaine solidarité pour l'aspiration à l'idée croate mais aussi, en mon for, par un prudent respect formel, contenu, strictement contrôlé et toujours plein d'égard pour la raison d'Etat en vigueur. En termes plus simples, je n'aime ni l'exhibitionnisme ni les risques, qu'ils soient de grand ou de moins grand style. Je le reconnais humblement envers moi et envers lui. Notons bien qu'il le voit et le sait, et pourtant il demande, il appelle, il offre... Parce qu'il est effectivement un animateur, un organisateur, un homme d'une grande volonté insatiable quand il s'agit de devenir le meneur et de placer sous son étendard tous ceux qui voudraient s'y placer, quand bien même seraient-ils des caractères disparates, dès lors où une seule chose compte : qu'ils aspirent à une nouvelle situation de la Croatie dans la SFRJ, et peut-être même en dehors du système. Lui s'est donné tout entier à cette soif. Un feu inextinguible brûle en lui.

 

Sans doute faut-il que quelque chose de subversif se déroule autour de nous pour que Tuđman, un acteur notoirement pestiféré, deux fois puni en justice, puisse maintenant agir politiquement en public avec une vigueur et une marge croissante. Effectivement surgissent de nouvelles conditions, une ère nouvelle. Malgré une surveillance gouvernementale indéniable et tout azimut, il a décidé d'agir rapidement et sur tous les plans.

 

Il ne perd pas de temps : il me demande directement ce que je pense de l'avant-projet de la déclaration programmatique du parti qu'il veut créer - la Communauté démocratique croate. Il y a quelques jours, il m'a envoyé le texte à Leks (par le biais de Seka [2]). Je lui dis que le texte s'articule bien loin avec beaucoup de pathos et d'éléments décoratifs par rapport aux thèmes récurrents de la situation croate.

 

- Tu cherches une issue au présent, or tu évoques le début des débuts... - fais-je en guise de première remarque générale.

 

- Comment ça ? Mais ceci est le début, et lequel ! Il faut inverser les choses fondamentales - a-t-il insisté sur son projet.

 

- Je vois que tu t'apprêtes à une entreprise énorme et risquée - lui dis-je - mais je ne suis pas sûr que le pathos soit efficace compte tenu de la situation réelle dans laquelle nous vivons.

 

- La situation réelle, la situation réelle... Et avec quel langage parlerait-on à ce peuple si ce n'est en évoquant l'expérience du passé, à l'heure où il faut lui offrir une issue claire et solide pour cette situation tragique et dangereuse - a-t-il persisté inflexible et convaincu.

 

- Alors laisse au moins tomber cette nécrophilie...

 

- Quelle nécrophilie, quelle nécrophilie ? - me coupe-t-il soudain, surpris par la remarque.

 

- Ce truc avec les berceaux, les croix et les tombes : selon quoi "en Croatie il y a aujourd'hui plus de tombes que de berceaux"...

 

- Mais aujourd'hui la situation est telle. Il faut également le dire dans le programme politique. Les diagnostics des démographes ne suffisent pas. Dans les dispositions programmatiques d'un parti politique sérieux il faut aussi en parler clairement. Tu ne vois donc pas dans quel état est le peuple croate. La décadence, biologique... [3] Il faut également que ce soit dit publiquement dans le programme... - a-t-il insisté.

 

Il était clair qu'il avait gambergé et cogité sur chaque phrase et que mes suggestions allaient être reçues comme des ergotages, qu'elles n'auraient aucun effet. C'est pourquoi je décidai de m'en tenir désormais à ce que je tenais pour le plus important.

 

- Bon je laisse tomber les détails, peut-être qu'ils ne sont pas importants. Sincèrement le texte m'a semblé très hardi dans son ensemble. Rien de pareil n'est encore apparu dans l'arène politique croate sur les 45 dernières années... Tu appelles en fait à la révolution dans le système politique et dans tout ce qui le détermine - dis-je.

 

- Mais la situation n'est-elle pas insupportable et intenable ? ! - me rétorque-t-il du tac au tac. La distinction qu'il fait ad-hoc entre insupportable et intenable m'a quelque peu surpris et j'ai alors dit :

 

- Oui c'est vrai. C'est justement ainsi que tu as profilé cette déclaration. Tous concorderont là-dessus, tous sauf les dirigeants.

 

- Et alors ce n'est pas un texte pour eux mais contre eux - a-t-il poursuivi d'un air résolu comme si je perdais de ma conviction, de sorte que j'ai dû me faire plus précis :

 

- Bien sûr, c'est pourquoi je dis que le texte est subversif. C'est en fait une adresse de tribun à la nation...

 

 

Source (sauf les notes) : Josip Sentija - Ako Hrvatske bude (S'il doit en être de la Croatie) - Školjska knjiga, d.d. Zagreb, 2005, p. 21-24.

 

 

[1] La Matica Hrvatska avait été l'une des dix-huit associations et cent quarante hommes et femmes de lettres éminents qui avaient apposé leurs noms sur la Déclaration sur le Nom et la Situation de la Langue Littéraire Croate, ayant été signée le 17 mars et publiée le 7 avril 1967. La question de la langue avait été mise au premier plan des débats culturels par la publication des deux premiers volumes de ce qui était supposé être un dictionnaire du Serbo-croate standard dont l'origine du projet remontait à l'Accord de Novi Sad datant de 1954. Le dictionnaire avait été préparé par la Matica Srpska, et dans tous les cas où l'usage serbe et croate divergeait la version croate était présentée comme une variation dialectale par rapport à la forme serbe standard. La Déclaration condamnait le dictionnaire et renonçait à l'accord de Novi Sad. Elle demandait également que le Croate soit enseigné dans toutes les écoles en Croatie et qu'il soit reconnu comme la quatrième langue officielle de la fédération, les trois autres existantes étant le slovène, le macédonien et le serbo-croate. Cette demande était en fait une affirmation que le croate était une langue entièrement séparée. Les frustrations nationales refoulées se cristallisèrent autour de la question de la langue parce que la Déclaration avait provoqué un vaste accès d'émotion nationale, au point que la Ligue des Communistes de Croatie avait dû lancer une campagne contre le nationalisme, en expulsant certains des membres du parti chemin faisant.

R.J. Crampton, The Balkans Since The Second World War, Pearson Education Limited, p. 131-132.

 

[2] Il s'agit de Nevenka Tuđman, l'épouse de Franjo Tuđman.

 

[3] Il est évident que Tuđman se référait ici au déclin démographique de la Croatie :

"La baisse drastique du taux de natalité avait commencé à menacer le renouveau de la population parce que le taux de naissance naturel était tombé de 12,1 pour 1000 en 1954 à 2,3 en 1984, avec une propension à ce que le déclin se poursuive. Une grave dépopulation, appelée la "mort blanche" avait balayé certaines régions croates, en particulier celles montagneuses (la Lika et partiellement à l'intérieur de la Dalmatie), ainsi que les îles. Sur certaines îles la situation démographique était catastrophique : dans les années quatre-vingts l'âge moyen de leur population avait été de 60 ans et celle-ci ne s'était guère élevée à plus de 10% de ses effectifs en temps antérieur. Le développement industriel et touristique avait aidé à stopper la diminution de la population sur certaines îles après les années 70. Par endroits, les chiffres avaient même commencé à remonter. Néanmoins le nombre maximum atteint à la fin du 19ème siècle et durant la première moitié du 20ème n'avait pas encore été égalisé, sauf à Rab où la population s'était constamment accrue depuis que le recensement moderne de population avait été introduit en 1957.

La baisse de l'accroissement naturel de la population dans les années 80 n'aurait pas été si dangereuse si les gens n'avaient pas continué à émigrer en même temps. A la fin des années 60, cela avait surtout concerné des travailleurs manuels et des artisans qui étaient partis à l'étranger, mais dans les années 80 ce furent des spécialistes et des intellectuels à la recherche de standards de vie plus élevés et de meilleures opportunités de progresser. Ces derniers étaient pour la plupart des jeunes gens avec ou sans enfants, ce qui ne faisait qu'aggraver davantage le tableau démographique. Dans les années 90, la fuite des cerveaux resta une pénible réalité croate."

Ivo Goldstein, Croatia - A History, Hurst & Company, London, p. 193.

 

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Hommes politiques, #militaires et diplomates

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