Vera Tomanić

Publié le 18 Novembre 2009

Vera Tomanić


 

Pays : Serbie

Ville : Belgrade

Interviewer : Klara Azulaj

 

Je suis née en 1917 à Bistrinci, tout près d'Osijek, en Croatie. Mon père, Pavao Bluhm, est né en 1887 à Kiskoros, en Hongrie, et ma mère, Elza Bluhm (née Grunwald), est venue au monde en 1895 à Bistrinci.

 

Lorsque je suis née, nous vivions à Bistrinci, mais nous avions rapidement déménagé pour Belisce où mon père avait trouvé un travail avec la famille juive des Guttman, originaires de Hongrie. Cette famille portait le titre de baron. La famille Guttman possédait les chemins de fer de Slavonie-Podravina, et elle détenait une fabrique traitant le bois où l'on faisait également du tannin, une mixture exportée en Angleterre pour la fabrication du cuir.

 

Le village de Belisce était une zone industrielle dont les résidents étaient tous des ouvriers et des employés travaillant pour la famille Guttman. On nous avait donné un appartement commode et spacieux. Le problème est qu'il ne possédait pas sa propre salle de bain. Il n'y avait aucunes tuyauteries dans tous le lieu d'habitat, mais on y avait installé des équipements communaux spécifiques, pour les ouvriers et pour les employés.

 

Nous possédions un petit jardin dont ma mère prenait soin comme d'un hobby, non pas par nécessité. Nous avions un serviteur pour faire le ménage. A la maison nous parlions croate, hongrois et allemand.

 

Mon père, Pavao, était très religieux. Tous les matins il plaçait les tefillin (phylactères) et priait. Ma mère Elza n'était pas religieuse au même degré, mais notre famille célébrait toutes les fêtes juives et chaque vendredi nous allumions des bougies. Nous vivions une véritable existence juive parce que la famille Guttman, qui était très religieuse, le facilitait. De nombreux Juifs travaillaient sur la construction du chemin de fer et dans leur fabrique. Outre ma famille, environ 30 autres familles juives vivaient à Belisce. Nous profitions d'une vie paisible, harmonieuse.

 

Lorsqu'il fut temps pour moi de commencer l'école primaire, il me fallut m'inscrire dans une école de l'Etat étant donné qu'à Belisce il n'y avait pas d'école primaire juive. Cependant, après l'école nous avions des classes régulières de religion. Notre professeur, Ankica Stein, venait deux fois par semaine à Osijek. Ainsi, dès le plus jeune âge, ai-je été éduquée religieusement.

 

Les parents de mon père, mon grand-père Herman Bluhm et ma grand-mère Salli Bluhm (dont je ne parviens pas à me souvenir du nom de jeune fille), étaient orthodoxes. Ils vivaient à Kiskoros, en Hongrie. Le grand-père Herman possédait deux boucheries : une casher et l'autre non-casher. Dans leur maison ils respectaient la cacheroute. Toute la famille de mon grand-père était très religieuse et elle maintenait strictement toutes les traditions religieuses. Le grand-père et la grand-mère Bluhm ont eu dix-sept enfants, mais tous n'ont pas survécu. Je me souviens de six des frères et soeurs de mon père : Ignac, qui était un employé ; Jocko et Feri, qui étaient des bouchers ; Miksa et Panni, des marchands, et Roza, une ménagère. Malheureusement, seuls Jocko et Panni ont survécu à la Seconde Guerre mondiale. Les autres ont été tués à Auschwitz.

 

Ma tante Panni s'est mariée à un commerçant et elle est restée à Kiskoros. Nous, particulièrement les enfants, aimions aller chez elle parce qu'elle possédait une épicerie où, parmi d'autres choses, elle vendait des crèmes glacées. Tous les étés nous passions au moins un mois avec la famille de mon père, et durant l'année, lorsque cela les arrangeait, ils venaient nous visiter à Belisce.

 

Tous dans ma famille, du côté de ma mère et de celui de mon père, étions très proche les uns des autres. Nous aimions passer le maximum de temps ensemble. Aujourd'hui encore, le peu d'entre nous à avoir survécu sommes en très bonne entente.

 

La maison des parents de mon père était une maison typique de petit village. Ils tenaient du bétail et de la volaille dans la cour. Aussi longtemps que le grand-père Herman a travaillé comme boucher, la grand-mère Sali a pris soin de la maison et élevé les enfants. Chaque vendredi elle amenait de la nourriture à la boulangerie et le samedi elle la ramenait pour ce que soit chaud car le samedi elle n'aurait pas allumé un feu.

 

Mon père avait terminé l'école primaire à Kiskoros et il avait poursuivi sa scolarité à Budapest à l'Académie du commerce. Etant donné que ses parents étaient pauvres, il avait mangé pendant sa scolarité avec diverses familles juives. Lorsqu'il n'était pas sûr si la nourriture pour le déjeuner était casher, il en prenait un petit morceau et lorsque personne ne regardait il le cachait dans son mouchoir et le jetait par la suite. Après avoir fini l'Académie de commerce en 1915, mon père est allé à Belisce pour travailler aux chemins de fer de la famille Guttman. Il a obtenu ce travail facilement parce qu'il parlait le hongrois et qu'il était qualifié. Il avait commencé à travailler comme directeur d'un secteur. Père ne parlait que le croate à Belisce. Ma mère Elza vivait à Bistrinci, littéralement le voisinage à côté de Belisce. Au travers de circonstances heureuses, mon père et ma mère se sont rencontrés et ils se sont mariés en 1916.

 

Les parents de ma mère, Marko Grunwald et Eleonora Grunwald (née Spiezer) allaient régulièrement à la synagogue et respectaient toutes les fêtes, mais grand-mère ne respectait pas [les impératifs de] la cuisine cacheroute. Grand-mère et grand-père ont eu trois enfants, Elza, Berta et Felix. Le grand-père Marko est né en 1861 à Marijanci, tout près d'Osijek. A Bistrinci il avait possédé un magasin d'articles en tout genre. Il est mort en 1917. Grand-mère Eleonora est née en 1871 à Barcs, en Hongrie. Après avoir épousé mon grand-père, elle a aidé à tenir le magasin. Après sa mort, elle a emménagé, avec sa fille Berta, dans notre appartement.

 

Son plus jeune enfant, mon oncle Felix, s'est enrôlé dans l'armée à Bistrinci en 1915 alors qu'il était mineur. Lorsqu'il eut compris que cela avait été une erreur, il a déserté et a gagné l'Amérique par bateau. Là, il s'est formé pour être boucher et il a ouvert une boucherie. En 1935, pour la première fois après avoir déserté, il est à nouveau venu visiter sa famille. Je me rappelle comme il avait durement critiqué la façon dont nos bouchers traitaient la volaille. Après l'Amérique, le travail ici semblait frustre. Il est décédé à Cleveland en 1954.

 

Etant donné mon inscription au lycée, ma famille avait déménagé pour Osijek en 1929. Je m'étais inscrite au lycée pour fille. Ce n'était pas une école juive mais à l'école où j'avais commencé le directeur était un certain M Herschl et nombre de professeurs étaient juifs. Je me souviens du professeur Polak et de la professeur d'allemand, Mme Fischer. Dès notre arrivée à Osijek, j'avais rejoint la Jeunesse juive de l'endroit.

 

Mes parents avaient acheté une maison au 18 rue de Zagreb, et ma mère avait ouvert un magasin qui écoulait de la nourriture de chez nous. Elle avait deux vendeurs tandis qu'elle-même tenait la caisse. Ma grand-mère Eleonora et ma tante Berta, qui avaient continué à vivre avec nous après que nous avions déménagé à Osijek, prenaient soin de ma soeur cadette Lilie, qui était née en 1923, et de moi.

 

En 1930, en commun avec son ami juif Miroslav Adler, mon père a ouvert un gros magasin de textile qui vendait du tissu au mètre. Il était situé sur la rue avec le plus de trafic. Dans le magasin il y avait quatre employés permanents à temps plein et un caissier.

 

Environ 2.000 Juifs vivaient à Osijek. Il existait deux synagogues, une dans la partie haute de la ville et l'autre dans la partie basse. Nous avions notre propre rabbin, un chantre et un shochet (un abatteur de bestiaux). Le rabbin était le Dr Ungar, un homme très bien éduqué. Le temple était bien fréquenté, grand et beau. Chaque vendredi soir, même les jeunes allaient au temple. Personne ne nous forçait à y aller, c'était dans notre éducation et par nécessité propre.

 

En plus du temple nous avions un endroit pour les rencontres, les spectacles et les lectures. La communauté juive était grande, très active et religieuse. Je me souviens d'Hana Levi, qui travaillait à l'école primaire d'Osijek. On l'avait fait venir d'Israël pour enseigner l'hébreu aux enfants. A Osijek vivait le très renommé Dr Weissman, qui possédait un sanatorium. Il était célèbre du fait de soigner les pauvres à Osijek sans rien demander, qu'ils soient juifs ou pas.

 

Je suis devenue activement engagée parmi le Hachomer Hatzaïr. C'était un groupe sioniste de gauche qui soutenait l'idée qu'Israël soit construit sur base des kibboutzim (les implantations collectives), sans recours à la force et aux armes, d'une manière pacifique. Notre but était d'aller en Israël un jour et de cultiver la terre. Nous avions de bons instructeurs : parmi les premiers colons en Israël ont figuré des Juifs d'Osijek.

 

Les membres les plus actifs du Hachomer Hatzaïr était Ruzica et Josha Indig, Zora et Zlata Gild ainsi que Heda Maller. Bon nombre de membres sont partis pour Israël et ils ont établi le kibboutz Shaar Hamakir, qui existe encore de nos jours. Plus tard, ils ont établi le kibboutz Gat. Aux réunions nous recevions des informations sur ce qui se passait en Israël et sur le mouvement sioniste. Mon groupe s'appelait Kadima et de nombreuses filles en son sein sont parties pour Israël. Je me souviens de Lea Rosezweig, Mira Maller, Hilda Goltlieb, Magda Beitl, Zlata Stein. Il y avait environ 50 ou 60 filles et garçons au sein du Hachomer Hatzaïr. Ma plus jeune soeur Lilie était également active. A chaque été nous partions dans des vacances estivales en groupe. Il existait Vico, la Société sioniste féminine, qui levait des fonds pour acheter des terres aux Arabes et ouvrir des hôpitaux et des maisons pour personnes âgées en Israël.

 

Le samedi à 11h avaient lieu des offices particuliers pour la jeunesse tenus par un certain Dr Freiberger. Les Juifs s'aidaient énormément les uns les autres, en particulier les riches aidaient les pauvres. De nombreux enfants d'ailleurs venaient à l'école à Osijek. Etant donné qu'il n'y avait pas de cantine organisée, ces enfants mangeaient avec les familles juives. Un garçon venait chez moi tous les jours pour le déjeuner.

 

Après avoir fini le lycée, je n'ai pas poursuivi les études pour raison de santé. J'ai essayé par la suite, mais mon parcours existentiel a pris une autre direction. J'ai rencontré mon futur mari, Milorad Tomanic, et à cause de lui je ne suis jamais allée en Israël ni n'ai poursuivi mes études.

 

Milorad était un officier actif dans l'Armée yougoslave stationnée à Osijek lorsque nous nous sommes rencontrés. La permission de se marier ne lui fut accordée qu'après être devenu lieutenant, de sorte que tous les deux nous sommes sortis ensemble pendant quatre ans. Au début, mes parents n'étaient pas enthousiastes à ce que je sorte avec un non-Juif, mais avec le temps ils ont appris à l'aimer et nous nous sommes mariés en 1939. Il est devenu très proche de mes parents et ils ont vu qu'il respectait et avait une attitude positive envers le judaïsme. Il était tellement tolérant que nous célébrions toutes les fêtes juives dans ma maison. Nos enfants et même nos petits-enfants ont été élevés pour être fiers du fait d'être juifs, et il m'a soutenu en cela.

 

Pour des raisons professionnelles mon mari avait dû déménager pour Belgrade et s'inscrire à la Faculté de mécanique ; ces études étaient financées par l'Etat. En arrivant à Belgrade je me suis progressivement faite de nouveaux amis. Au début je ne fréquentais que la famille de Regina Alfandari et une parente éloignée de ma mère, la tante Olga. Avec les visites régulières à la synagogue, qui était située dans la rue Kosmaj, mon cercle d'amis s'est élargi aux familles Krauss et Kresic.

 

Au début nous avions vécu comme locataires. Nos parents nous ont beaucoup aidé financièrement et nous avions la bourse de mon mari. Nous allions fréquemment à Osijek pour les weekends afin de visiter ma famille parce qu'ils me manquaient énormément, et ma soeur Lilie venait souvent nous visiter.

 

1941 est arrivé et l'on pouvait tout simplement sentir dans l'air que quelque chose de terrible se préparait. La crainte grandissait parmi les cercles juifs au fur à mesure que les nouvelles parvenaient à propos des événements en Europe. Les gens espéraient encore que rien n'aurait lieu. Mon mari abandonna ses études parce qu'il fut mobilisé et je suis restée seule dans mon septième mois de grossesse. Le six avril, Belgrade a été bombardée. La famille de Regina Anfandari est venue pour m'aider. Ils m'ont amenée à leur appartement. Nous avons décidé ensemble de quitter Belgrade. Nous sommes partis pour Kaludjerica à pied, mais après deux jours nous sommes tous revenus à nos propres appartements. Belgrade était jonchée de débris, et le 9 avril 1941 j'ai décidé de revenir à Osijek chez mes parents.

 

Ma mère s'est évanouie lorsque je suis apparue à la porte parce que jusque là ils avaient ignoré ce qui m'était arrivé. Ils avaient seulement entendu à propos des bombardements. Ils m'ont dit que le même jour l'Etat Indépendant de Croatie avait été déclaré. Le jour suivant sont arrivées les nouvelles que la synagogue à Osijek avait été incendiée. Nous étions tous choqués et nous ne sommes plus sortis dans la rue. Mon père n'ouvrait pas son magasin. Chaque jour, de nouvelles restrictions étaient annoncées sur les Juifs : empêchant nos déplacements, instaurant un couvre-feu, confisquant les magasins, nous interdisant d'utiliser les transports publics. Nous ne pouvions pas même aller au marché aux légumes le matin, mais juste avant que ça ne ferme. Une nouvelle Communauté juive avait été formée et il nous fallut tous nous y inscrire. Dans la Communauté ils nous apportaient un peu d'aide sous la forme de nourriture.

 

Le 10 juillet 1941, les 50 premiers Juifs et les 50 premiers Serbes ont été arrêtés. Nous les Juifs avions reçu un brassard jaune avec des numéros, et une petite étoile de David que nous devions porter sur nos bras. A certains égards, les Oustachis croates* étaient pires que les Allemands.

 

* Une organisation politique et militaire de Croates nationalistes avant et durant la Seconde Guerre mondiale qui soutenait les nazis


Le 2 juillet 1941 j'ai donné naissance  à ma fille Mirjana. J'étais à l'hôpital lorsqu'ils ont annoncé que Slavko Kvaternik** viendrait à Osijek pour le weekend. Un décret énonçait qu'entre 11h le samedi et 11h le dimanche, les Juifs et les Serbes n'étaient pas autorisés à apparaître dans la rue. Un grand meeting était supposé avoir lieu.

 

** Un politicien croate et un nationaliste durant la Seconde Guerre mondiale, qui fut déclaré criminel de guerre


J'ai demandé au médecin de me laisser aller à la maison parce que je ne voulais pas être séparée de mes parents. Ils m'ont laissé partir. Au meeting, ils ont transporté des cercueils et brûlé des livres juifs, tout en criant des slogans antisémites. Après quelques jours, un groupe d'Oustachis a fait une incursion dans notre maison avec l'intention d'y prendre tout ce qu'ils voulaient. Ma mère en a reconnu un et elle lui a courageusement dit : "Ne voyez-vous pas que cette femme vient tout juste de donner naissance à un enfant ? Allez-vous aussi prendre le lit sur lequel elle est allongée ?" Comme s'il pouvait sentir que quelque chose de terrible était en train de se passer, mon bébé a commencé à pleurer de toutes ses forces. Celui que ma mère avait reconnu s'est enfui de la pièce et il a crié aux autres "Vous n'entendez pas comment pleure ce bébé ? Quittons les lieux." Et ils se sont rassemblés puis sont partis.

 

Ainsi avions-nous été sauvés, mais par cette grande peur j'en ai perdu mon lait et je n'ai plus été en mesure d'allaiter mon enfant.

 

Bientôt ils ont sorti un décret selon quoi plusieurs familles auraient à vivre ensemble, et une certaine Mlle Capo est venue vivre avec nous.

 

Dans le village de Tenja, la jeunesse juive avait commencé à construire un camp pour les Juifs. Les Juifs d'Osijek étaient censés venir avec deux millions de dinars en gage que rien ne leur arriverait. Ils furent tout juste capables de rassembler cet argent. Les jeunes construisirent des baraques dans le camp de Tenja où nous étions supposés vivre, comme pour attendre la fin de la guerre en paix.

 

En revenant du travail un jour, nos jeunes sont tombés sur un groupe de jeunes allemands et cela a rapidement tourné à la bagarre. Kalman Weiss, un boxer, faisait partie de notre groupe. Il avait un poing d'acier et il a cogné un certain nombre d'Allemands, si bien qu'ils ont pris la fuite. Nous savions qu'il y aurait des représailles pour cet incident. Tout notre groupe a décidé que nous quitterions illégalement Osijek.

 

Ils ont voulu Kalman en particulier. Ils l'ont attrapé mais il a sauté du camion où ils l'avaient placé et il s'est échappé.

Entre temps le camp à Djakovo avait été construit, en particulier pour les femmes et les enfants. Les femmes de Vinkovac, de Slavonski Brod et de Vukovar y furent amenés. Les deux premiers mois, la communauté juive d'Osijek a fourni de la nourriture au camp. Le gouvernement oustachi avait autorisé chaque famille à prendre un enfant du camp et à s'occuper de lui. Ma famille a pris soin d'un garçon de douze ans dont je ne me rappelle pas du nom, et d'une fille de 4 ans appelée Zuza, de Vinkovac, dont la mère est restée au camp de Djakovo et dont le père, avons-nous appris par la suite, a été tué à Auschwitz. Il était clair pour chacun qu'il n'y avait pas d'avenir pour les Juifs, et beaucoup ont tenté de fuir en Dalmatie. Mon père voulait que nous essayions et gagnions la Hongrie, mais ma mère Elza a commencé à paniquer parce qu'elle craignait de ne pas avoir de quoi vivre là-bas. Grand-mère Eleonora a déclaré qu'elle était trop vieille et qu'elle ne pouvait courir, et tante Berta ne voulait pas partir sans sa mère.

 

Du 10 avril 1941 au 15 mai 1942, je suis illégalement allée à Belgrade à quelques reprises, avec une feuille de permission écrite sous un autre nom. Je suis allée contrôler notre appartement et voir s'il y avait des nouvelles de mon mari. Et j'ai essayé de faire quelque chose parce que je n'avais aucun revenu.

 

En Serbie ils avaient proclamé une loi selon laquelle les femmes juives ne seraient pas amenées aux camps et je me suis donc arrangée pour obtenir des documents auprès des Allemands pour pouvoir continuer de vivre à Belgrade. Cependant, ils ne m'ont pas donné de documents pour mon enfant. Le 15 mai 1942 je suis restée vivre à Belgrade. Après mon départ, mes parents ont tenté de fuir. Ils ont payé un Allemand local appelé Rot pour les faire passer en Hongrie. Rot s'est révélé être un escroc et au lieu de les envoyer il les a remis à la Police oustachie.

 

Rot a survécu à la guerre et ma soeur Lilie a témoigné contre lui en 1945. Cependant, il est parvenu à prendre la fuite et à échapper au procès.

 

En juin 1942, mes parents, ma tante et ma grand-mère furent emmenés au camp de Tenja. Dans le camp il y avait environ 3.500 personnes. Depuis Tenja ils ont été emmenés à Auschwitz. Mon père a été conduit au camp de Jasenovac et ma mère à Stara Gradiska tandis que ma grand-mère Eleonora et tante Berta sont restées à Auschwitz.

Aucun d'eux n'est revenu.

 

Entre temps, j'avais appris que ma soeur était parvenue à rejoindre Budapest. La grand-mère de la petite Zuza, la fille qui était restée avec ma famille, envoya un homme pour faire passer sa petite-fille et ma soeur par delà le Danube et sur un petit navire jusque Subotica, en Hongrie, où elle-même vivait. La fuite a réussi. Ma soeur a attendu la libération à Budapest, en vivant sous le nom de Magda Sipos. L'identité avait été obtenue pour elle par les lointains parents de mon père avec lesquels elle avait établi le contact à Budapest.

 

J'ai vécu dans des conditions très difficiles à Belgrade. J'ai survécu en vendant des affaires de mon appartement. Officiellement, je recevais 200 grammes de pain à la farine de maïs, et cela se faisait uniquement sous mon nom étant donné que ma fille Mirjana ne possédait pas de documents. Plus tard j'ai été capable de mettre en ordre tous mes documents compte tenu du fait que mon mari, Milorad Tomic, était un officier militaire actif en captivité. Dès lors, je suis tombée sous la protection de la Croix-Rouge.

 

En captivité mon mari m'avait régulièrement contactée. Il avait changé de camps à de nombreuses reprises. Parmi ces camps figuraient Nuremberg et Osnabrueck. A Osnabrueck il existait des camps l'un à côté de l'autre. Un était pour les officiers et l'autre pour les communistes et les Juifs. Certains de mes parents se trouvaient dans le second. Etant donné que mon mari pouvait recevoir des colis, je faisais pour Pourim des paquets qu'il faisait passer à mon cousin Mark Spiezer et à son frère qui était emprisonné en tant que communiste dans l'autre camp. Par l'intermédiaire de mon mari, je suis restée en contact avec eux et avec ma soeur Lilie. Elle lui écrivait, et il m'envoyait des nouvelles sur elle, et elle des nouvelles sur moi.

 

1945 est arrivé, et avec cela la libération. Désormais, je devais être patiente pour voir qui reviendrait. J'étais certaine que ma tante Berta, qui était très belle, avait survécu. Je savais que les Allemands avaient des maisons pour leur divertissement. Je pensais qu'elle avait peut-être atterri dans une de ces maisons et qu'elle aurait été sauvée de cette façon, mais elle ne l'a pas été. Elle a été tuée en 1942 à Auschwitz.

 

Je n'avais pas eu la patience d'attendre des nouvelles de ma soeur de sorte que j'ai laissé ma fille chez ma cousine Olga et suis allée à Subotica où il existait un camp d'accueil pour ceux qui étaient revenus de Hongrie. Ils furent incapables de me donner la moindre nouvelle et je me suis dirigée vers Budapest avec deux Juifs qui étaient revenus des travaux forcés dans les mines de cuivre de Bor et qui possédaient de la famille en Hongrie. Nous sommes partis dans un camion conduit par un Russe qui avait accepté de nous prendre gratuitement. En chemin j'ai acheté de la nourriture et d'autres nécessités pour ma soeur.

 

A Budapest je me suis renseignée à la mission militaire et j'ai reçu des informations sur ma soeur. Vouz pouvez imaginer combien nous avons été émues de nous voir l'une l'autre. Cependant, elle n'a pas été en mesure de revenir immédiatement avec moi. Il lui a fallu attendre pour un transport régulier de manière à pouvoir obtenir les documents nécessaires. Je suis retournée à Belgrade. Le 1er mai ma soeur et sa bonne amie Vilma sont arrivées. Elles sont restées avec moi dans mon appartement. Très rapidement j'ai trouvé du travail, et bientôt mon mari est revenu de captivité. La première chose que mon enfant a dit lorsqu'elle a vu son père fut : "C'est mon papa de la photo". Tandis que les autres membres du ménage ont travaillé en dehors de la maison, je suis devenue une ménagère classique.

 

Je cuisinais et nettoyais pour nous tous. Bientôt Lilie et Vilma ont déménagé et se sont mariées, Lilie avec un Juif nommé Djordje Alpar, Vilma avec un Serbe. Mon mari était employé par les militaires étant donné que lorsqu'il avait été dans le camp il avait été actif dans le travail antifasciste.

 

Après la libération j'ai été très active dans le mouvement féminin antifasciste. En 1945 dans le journal Politika était apparue une annonce demandant aux Juifs qui avaient survécu de s'enregistrer. Je me suis immédiatement enregistrée et j'ai commencé à aider dans la communauté, à former une cuisine et un centre d'accueil. Nous cuisinions et faisions la lessive pour ceux qui revenaient de différents camps et des mines de Bor.

 

La vie a repris une sorte de cours normal. En 1948 j'ai donné naissance à un fils, Rodoljub. Cependant, mon beau-frère Djordje Alpar a été arrêté en tant que partisan de Staline.*** Mon mari et moi avons pris soin de ma soeur et de sa fille jusqu'au moment où ils ont arrêté mon mari. Ils l'ont emprisonné parce qu'il était un partisan du Cominform, une organisation politique des pays communistes, sous le contrôle de l'URSS ; et aussi parce qu'il pensait que Tito et la Yougoslavie devraient accepter toutes les positions de Staline. Pour rendre les choses pires, mon mari avait énoncé lors d'un meeting que la création de Novi Belgrade ne pourrait pas être achevée comme prévu dans le plan quinquennal. Il était ingénieur de profession et il connaissait le terrain sur lequel on était en train de construire Novi Belgrade. C'était sablonneux et cela nécessitait un tas de travaux préalables. Il s'était également plaint que le gouvernement confisquait le blé des paysans. Un de ses plus gros péchés fut de ne pas avoir dénoncé son beau-frère Alpar lorsqu'ils l'avaient accusé, et de plus, il avait pris soin de la fille et de la femme d'Alpar. Ils le condamnèrent à trois ans de prison.

 

*** Note de l'éditeur : Tito et Staline eurent leur fameuse rupture en 1948 et certains Yougoslaves se tournèrent vers ceux qui semblaient se rallier aux Soviétiques.


A nouveau ma soeur Lilie et moi avons vécu sans moyens. Par chance certains parents éloignés d'Israël nous envoyaient des colis, de sorte que nous avons été capables de survivre en vendant les choses de ces colis : des chewing-gums, des peignes. Mon mari a été relâché en 1954. Je suis devenue active dans le travail de la section féminine de la Communauté juive. Cela dit, je m'occupais surtout de prendre soin de ma famille. J'éduquais mes deux enfants. Maintenant ma fille Mirjana est une médecin et mon fils Rodoljub est un ingénieur. Malheureusement, mon mari Milorad est décédé en 1998.

 

Maintenant je suis déjà très âgée. Je ne vais pas souvent à la Communauté juive, mais j'élève mes enfants et mes petits-enfants dans un esprit juif et ils continuent sur la voie que je leur ai montrée.

 

Source : Centropa

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Dissidents et persécutés

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