Edo Pivčević

Publié le 4 Novembre 2009

Edo Pivčević


 

Edo Pivčević est un philosophe. Il est né à Omiš en 1931. Après l'école primaire il commence sa scolarité au gymnase à Široki Brijeg et la poursuit au gymnase classique à Split, d'où il est expulsé en 1954. Après diverses péripéties il obtient son diplôme de philosophie à Zagreb en 1954, et après avoir effectué son service militaire et travaillé brièvement au journal "Vjesnik u srijedu", basé à Zagreb, il quitte le pays. Il séjourne tout d'abord en Allemagne, où il étudie à Erlangen et Münster. C'est dans cette dernière ville qu'il passe son doctorat en 1958 puis gagne aussitôt l'Angleterre. A Londres il entreprend à nouveau un doctorat et obtient peu après une place d'enseignant à l'Université de Bristol.

 

Ses oeuvres principales sont : Ironie als Daseinform bei Soeren Kierkegaard (1960), Husserl and Phenomenology (1970), Phenomenology and Philosophical Understanding (1970), The Concept of Reality (1986), Change and Selves (1990), What is Truth ? (1997). Le livre sur Husserl dans sa version étendue et remaniée est sorti en Allemagne sous le titre de Von Husserl zur Sartre ; Auf den Spuren der Phänomenologie (1972). Certains de ses livres ont été traduits en quatre langues, y compris le croate. Il est le fondateur de l'association internationale Cogito Društvo et de la revue philosophique portant le même titre (1986), qui paraît trois fois par an depuis cette date.

 

Les passages qui suivent sont extraits d'un récit de ses premières années vécues en Croatie jusqu'à ce qu'il ne quitte son pays pour l'Occident : 

 

I. Sous l'occupation italienne

A l'arrière de notre maison familiale, à l'entrée même du défilé de Liščina, s'élevait la colline de Glavica toute de pierre. J'y jouais souvent avec mes camarades. On escaladait la roche effilée et je rentrais souvent à la maison avec les mains écorchées. Côté ouest il n'était pas difficile de gravir la colline et on préférait s'essayer à des passages plus escarpés, en cherchant à s'appuyer les pieds à hauteur d'un renfoncement ou d'une saillie de la paroi et en progressant paume par paume, les doigts imprimés dans une fissure par-dessus la tête ou bien en s'agrippant frénétiquement au premier arbrisseau décharné et mal assuré. Glisser était chose aisée. Lorsqu'on avait grimpé quelque peu le long de la déclivité, il était trop tard pour se raviser et interrompre l'ascension, car on ne pouvait plus trouver d'appui pour les pieds et on risquait le vertige et la perte d'équilibre. Une fois, j'ai eu le loisir de rouler tout en boule depuis une petite hauteur et je me suis retrouvé meurtri sur la route sans avoir eu le temps de dire ouf. Qu'on le veuille ou non, une fois sur la pente, il vous fallait continuer la grimpée. Et même si un frisson me rejetait à chaque fois le coeur dans le larynx, la peur m'attirait tel un aimant.

 

Dans les failles sur la falaise poussaient des buissons épineux et quelques arbrisseaux. Partout s'éparpillaient des fleurs sauvages, surtout des sauges, puis des primevères, des cyclamens, des violettes et des lavandes. La falaise enflait de silence. Du sommet s'offrait une vue splendide sur l'embouchure de la Cetina et du chenal de Brač. C'est là que je m'asseyais tout ruisselant et tremblant de fatigue, que je posais le regard sur le fleuve aux couleurs vertes. Depuis la route au pied de Glavica parvenaient les sons presque impénétrables du monde que j'avais laissé derrière moi : voix rauques de passants, cris de femmes qui appelaient leurs enfants, parfois le bourdonnement d'un moteur, puis, à nouveau, le calme revenu. Là, je me sentais heureux et protégé, seigneur absolu de mes décisions. 

 

Par-dessus les toits, le regard atteignait Omiš de l'autre côté alors qu'à mes pieds s'étalait tout mon univers connu, j'étais alors pris d'une impression de planer. Sur cet observatoire isolé, qui dépassait juste le plan des maisons, c'est comme si toutes les entraves quotidiennes s'étaient fissurées et que je pouvais siroter la liberté à satiété. Tout autour dans les failles se déplaçaient des abeilles et des papillons tandis que les oiseaux me tenaient compagnie. Les bruits d'en bas étaient lointains et ne me concernaient pas.

 

Or, à présent, les Italiens avaient usurpé Glavica et je n'avais plus accès à mon nid secret. A peine arrivés à Omiš, ils s'étaient lancés dans la construction de bunkers et avaient installé des barrières de fils de fer barbelés, et comme la colline de Glavica gardait l'entrée dans le défilé montagneux au travers duquel le chemin conduisait aux hauteurs, ils n'avaient pas tardé à y ériger des bunkers et des nids de mortiers. Ils avaient pris soin d'arracher la végétation et de miner la falaise en plusieurs endroits pour ensuite aménager des sentiers jusqu'au sommet. Sous peu la colline entière avait pris un air lacéré et meurtri comme une pauvre carne effrayée. Pareillement, les deux routes principales - celle menant vers Split et la seconde dans le canyon de la Cetina, qui dans les virages brusques grimpait le long du versant pentu du Mosor en direction de Gata - se voyaient interdites à la circulation libre. On ne pouvait plus se rendre nulle part sans un laissez-passer du commandement italien.

 

Moi et mes camarades n'avions plus cours et puisque tous les locaux libres à l'intérieur et autour du village, où nous jouions auparavant, étaient désormais occupés par les soldats, nous n'avions plus où aller et nous passions le plus clair du temps à proximité de nos maisons, livrés à l'ennui. A Omiš il n'existait pas de gymnase et ailleurs il ne fallait pas y compter à cause de l'éloignement ou des transports erratiques. Il va sans dire que dans les écoles de Split la langue italienne avait été imposée ; la ville elle-même était devenue peu à peu difficile d'accès étant donné toutes sortes de restrictions militaires, administratives et du transport. Pour ce qui est de Široki Brijeg, il était trop dangereux d'y voyager, ce qui depuis lors excluait cette option. De temps à autre, la nouvelle d'une diversion ou d'un accrochage dans les montagnes avec les Italiens était chuchotée. En représailles les Italiens avaient commencé à armer systématiquement les tchetniks serbes et à les utiliser dans leurs expéditions punitives contre les villages croates.

A la fin du mois de septembre j'avais failli être témoin, et presque victime, d'une telle action des tchetniks. A cette occasion, les Italiens avaient amené à Poljica dans leurs camions militaires une assez grosse unité de tchetniks appartenant à la formation du pope Đujić, laquelle unité mit le feu au village de Gata et égorgea tous les habitants qu'elle y surprit. Dans ce massacre perdirent la vie quatre-vingt-trois personnes, dont trois Pivčević de Gata, tandis qu'à Prika il s'en fallut de peu que notre famille ne périsse. Ce n'est que grâce au sang-froid et au courage de ma mère que nous avons conservé notre tête.

 

Les premières heures de la matinée avaient déjà été de mauvaise augure. Les Italiens à Prika avaient commencé à montrer des signes visibles de nervosité puis tout à coup s'étaient effacés du paysage. D'ordinaire ils pullulaient sur les routes en faisant du tapage mais désormais ils s'étaient retirés dans leurs quartiers contre toute attente ; un silence menaçant s'était emparé de tout l'endroit. Il était clair que le commandement local avait reçu l'ordre d'écarter ses hommes des lieux publics, en particulier de la route de Split qui traversait le village en son centre et qui maintenant se retrouvait soudainement déserte. En proie à l'inquiétude tous les habitants avaient commencé à refermer fenêtres et volets, préoccupés de ce qui allait advenir. Puis c'est alors qu'on entendit au loin le grondement bien connu des moteurs d'une colonne militaire. J'aidai ma mère à barricader la porte d'entrée : d'habitude on intercalait une poutre entre la poignée et le bas de l'escalier en pierre, espérant qu'il serait ainsi plus difficile de forcer la porte. Dans la maison, à part ma mère, mon plus jeune frère et ma soeur, il n'y avait personne d'autre que l'aide ménagère Katica. Mon père était quelque part en voyage. 

 

Rapidement j'avais grimpé dans l'appartement pour gagner la terrasse au pas de course. Celle-ci donnait sur le fleuve et elle était bien abritée des regards, ce qui explique qu'on y passait généralement le plus gros de la journée. Néanmoins, côté ouest, par-delà la balustrade, on pouvait apercevoir un morceau de la route sur le côté nord de la maison, et c'est là que maintenant j'étais en train de scruter avec curiosité les abords de la route. Bientôt un poids lourd de l'armée déboucha du coin, puis un autre, puis un troisième... je cessai de les compter. Tous sans exception débordaient d'obscurs types barbus avec des bonnets de paysan serbe, des fusils, des chargeurs emplis de balles qui leur ceignaient la poitrine. Frappés de délire les barbus crièrent quelque chose en passant et ils haussèrent leurs fusils. Sur le premier camion flottait un drapeau avec une tête de mort tandis que sur le toit de chaque cabine il s'en trouvait un pour tenir une mitrailleuse pointée dans la direction empruntée. La colonne venait de Split et les conducteurs portaient des uniformes italiens. Il n'était pas difficile de deviner ce à quoi ces individus se préparaient. Dans un lent défilé la colonne passa le long de notre maison, puis, face au pont, elle prit la route du Mosor en bord de fleuve et elle continua son chemin en direction de Gata.

 

Aucun des habitants de Prika ne s'était aventuré à jeter un coup d'oeil à l'extérieur ; un pénible silence tendu s'était abattu sur tout l'endroit. Les Italiens n'étaient toujours pas sortis de leurs quartiers et il était clair qu'ils avaient fait exprès de laisser les mains libres aux tchetniks. Notre tour allait-il venir lorsque les tchetniks auraient réalisé leurs basses oeuvres ? Dans notre maison toute la famille s'était rassemblée autour de la table à manger et, retenant son souffle, elle épiait le moindre son qui parvenait de l'extérieur, dans l'espoir d'un signe ou l'autre que le danger était passé. C'est alors qu'on entendit soudain un solide martelement sur la porte d'entrée. Du côté ouest de la terrasse j'avais pu voir un homme armé avec un bonnet paysan serbe qui se tortillait avec impatience et regardait à travers la fenêtre. Il était seul mais personne n'aurait pu jurer qu'un de ses haram bachas ne se cachait derrière l'angle. Dois-je ouvrir ? - demandais-je à ma mère du regard. Elle hésita un instant. Les coups sur la porte se firent plus forts, plus brutaux. Si nous n'ouvrons pas, ils envahiront la maison et, démontés, ils n'épargneront personne. Peut-être valait-il mieux ouvrir ? Elle s'engagea dans le couloir. Qui sait, peut-être parviendrait-elle à détourner son attention, à faire quelque chose, n'importe quoi, y compris se sacrifier s'il le faut, rien que pour nous sauver. Sur son visage une expression de résignation s'était gravée en une paleur mortelle. Lorsque je me suis porté à ses côtés, elle m'a regardé comme dans un adieu mais elle n'a pas soufflé mot. 

 

L'homme en bonnet pénétra dans l'entrée en répandant autour de lui un relent de sueur et de vin. Il roulait des yeux et se dandinait d'une jambe sur l'autre, comme à la recherche d'un point d'appui. "Où est ton homme ?", fit-il à ma mère dans un croassement et il la frappa sur la poitrine. "Où est Pave ?". Ma mère resta calée sur place, immobile, en le regardant dans les yeux, étrangement calme. Lui la repousse sauvagement au fond de l'entrée et il se met à lui enfoncer des coups dans la poitrine. "Réponds, où est Pave ?" Elle lui réplique que mon père est absent, parti en voyage. Son regard de cire ajouté à la maîtrise glaciale de sa voix ne permettaient pas de douter de la véracité de sa réponse, et, tout à coup, lui se trouble. Il s'était éloigné de son unité avec une sombre intention, peut-être en vue de régler un compte privé, mais maintenant son plan battait soudain de l'aile. Que dois-je faire avec cette femme ? Il tressaille de colère et lève le poing, puis s'arrête et jette un regard circonspect autour de lui. C'est alors qu'une pensée germe en lui et qu'il siffle "Où as-tu caché l'or ?" Tout en tremblant, je me faufilai entre eux afin de les séparer, ce à quoi, pris de stupeur, il recula d'un pas, comme s'il venait seulement de me remarquer, puis il se mit à triturer la lanière de son fusil. Mon regard était tombé sur la grenade italienne couleur rouge qui pendait accrochée à sa ceinture. Si je la lui arrachais, nous laisserait-il en paix ? Rapidement mes yeux cherchèrent la goupille. Un jour j'avais eu l'occasion d'observer comment les Italiens s'entraînaient depuis un fossé à lancer des grenades dans un pré et je savais ce qu'il fallait faire. Mon regard s'arrêta ensuite sur le manche du couteau sous sa chemise maculée qui ressortait du pantalon au niveau de la hanche. La sueur m'inonda. Il continuait à me fixer d'un regard sévère, tout en hésitant.

 

C'est alors qu'apparurent face à l'entrée plusieurs soldats italiens qui considérèrent immobiles toute la scène en se maintenant à quelques pas. Plus tard, nous avons appris que dès avoir entendu ce qui se passait ma grand-mère habitant dans les parages s'était aussitôt précipitée chez le capitaine italien, qui s'était enfermé dans son quartier général à proximité, et elle l'avait imploré à genoux de nous protéger. Est-ce que ces quelques soldats avaient surgi suite à son intervention, on ne saurait trop le dire. Quoi qu'il en soit, ils allaient sans armes et ils se bornèrent à nous regarder sans mot dire. Cependant, leur présence eut l'effet escompté car, ayant remarqué nos regards désespérés par dessus ses épaules, l'homme en bonnet jeta un oeil défiant en arrière et il comprit instantanément qu'il était seul. "Où as-tu mis l'or ?", lâcha-t-il une fois encore dans ses dents à l'attention de ma mère, mais désormais avec moins de conviction, et il était clair qu'il avait perdu de son aplomb. Il leva le poing en signe de menace, puis cracha et s'éloigna en se dandinant le long de la maison tout en proférant des insultes.

 

Un peu plus tard, les tchetniks revinrent dans les mêmes camions en direction de Split, rendus euphoriques par le massacre et scandant des airs démentiels. Leurs chants finirent par se perdre dans le lointain et tout l'endroit fut parcouru par une vague de soulagement mêlé de gratitude. Ce n'est qu'alors que les Italiens commencèrent à sortir de leurs quartiers comme des souris de leurs trous. L'atmosphère se remplit de leurs cris, de leurs sifflements et du cliquetis produit par les écuelles en fer-blanc tandis qu'ils s'agglutinaient autour de leurs cuisines champêtres en attendant que le soir ne tombe.

 

J'eus peine à ne pas courir dehors. Certains des habitants étaient sortis eux aussi de leurs maisons pour voir si leurs voisins et parents étaient vivants et, rongés d'inquiétude, ils se questionnaient les uns les autres sur le fâcheux événement. En majorité il s'agissait de femmes, plus l'un ou l'autre vieillard, étant donné que les jeunes en âge de porter les armes avaient depuis longtemps été enrôlés dans une quelconque armée. De notre côté du pont, par-delà le canyon de la Cetina, on pouvait apercevoir haut dans la montagne un reflet rouge du feu se détachant dans le ciel vespéral. Gata était encore en flamme. Notre famille venait pour l'heure d'échapper d'un cheveu à la mort, mais aucun parmi nous ne cédait à l'illusion que nos épreuves touchaient à leur fin. On présageait que le pire était encore à venir.

 

Source : Edo Pivčević, Slike iz pamćenja (Photos de mémoire), Naklada Jurčić d.o.o., Zagreb, 1998, pp 63-66.

 

 

 

II. Expulsé de l'école


Ce matin-là rien de néfaste ne semblait en vue, puis tout à coup je me suis retrouvé à la rue tel un proscrit. La journée scolaire du 27 avril avait débuté de façon normale sans aucun signe visible que quelque chose se préparait. Pendant le cours de croate, le professeur Krešić avait employé douze fois le mot "concrètement" ; ce mot "concrètement" ainsi que "plastiquement" revenaient régulièrement dans son vocabulaire et je m'amusais toujours à essayer de deviner le nombre de fois où il les prononcerait en l'espace de quelques minutes. Notre conflit lié à ma dissertation sur Krleža  Miroslav Krleža s'était quelque peu estompé mais une sorte de tension muette continuait de flotter entre nous, et, la mine assombrie, il détournait toujours les yeux lorsqu'il m'adressait une question.

 

- Camarade Pivčević, comment jugez-Vous le personnage de Laura dans le drame de Krleža "En agonie" ?

- Je pense que Krleža a dépeint de manière très plastique le caractère d'une femme déséquilibrée et déçue...

J'attendis sa réaction, mais il se borna à regarder le sol tout en hochant la tête avec importance.

- Concrètement, c'est la face d'un milieu bourgeois typiquement putréfié... - commença-t-il, en faisant traîner les voyelles. "Terzić, êtes-Vous en mesure d'expliquer cela de manière un peu plus élaborée ?"

 

Terzić se leva de mauvaise grâce et se gratta derrière l'oreille, mais il n'eut pas à s'inquiéter car Krešić, comme à son habitude, répondit lui-même sur le champ à ses propres questions, en décortiquant abondamment pour la nième fois "les oppositions internes" de la société bourgeoise. Terzić resta debout un instant puis se rassis avec embarras. Quelques-uns commencèrent à gigoter sur les bancs dans la crainte que leur tour n'arrive tandis que d'autres traçaient des gribouillis au crayon sur leurs papiers ou bien regardaient l'heure. Duško Nožica, qui pour ne pas changer était assis à mes côtés, combinait discrètement des harmonies sur un papier à musique afin de se préparer pour sa leçon de solfège à l'académie. Le chaud soleil printanier diffusait son flux dans la classe à travers la fenêtre, et des particules de poussière vibraient en faisceaux de lumière.

 

Dans mes notes d'alors je constate que le cours d'histoire était placé après celui de croate, mais aucun détail ne m'est resté en mémoire. Je détestais les heures d'histoire, non pas tant à cause de la matière que de la personne qui nous l'enseignait. C'était une petite mouquère au teint foncé d'âge moyen, au visage fripé et renfrogné et à la voix d'une monotonie telle que lorsqu'elle passait à côté de mon banc, je détournais la tête et toussais pour ne pas l'entendre. Elle s'appelait Marija Cotić, mais jamais je ne suis parvenu à établir d'où elle provenait. L'histoire (qu'elle appelait au demeurant "istorija" selon la terminologie des autorités), m'inspirait un tel déplaisir à l'apprentissage qu'il m'était difficile de mémoriser les dates et les faits les plus élémentaires, et parmi toutes les matières c'était la seule qui me causait du souci lorsque je pensais au bac. Nous étions fin avril et l'année scolaire se rapprochait rapidement de son terme. Les cours pour ceux de huitième s'achevaient plus tôt que pour les autres, car il fallait se préparer pour l'examen du bac, à peine éloigné d'environ deux mois. De petits groupes des huitièmes avaient déjà commencé à se réunir en privé afin de réviser la matière. Duško, à qui j'avais auparavant donné un coup de main en cours d'année pour ce qui est du croate, venait à présent chez moi à Biokovska, où j'habitais alors, afin qu'on révise ensemble les maths, mais cela s'avéra plus facile qu'on ne s'y était attendu et on s'était donc amusé à construire un dodécaèdre en carton, c'est à dire un corps solide "platonicien" avec des facettes pentagonales, qu'on offrit à la collection scolaire de la section mathématique. C'est exprès qu'on avait évité l'histoire. Cette matière était particulièrement vaste, outre l'histoire générale depuis l'Antiquité jusqu'à l'époque moderne (qu'on apprenait, soit dit en passant, à partir de manuels russes ayant été traduits), elle comprenait aussi l'histoire croate marxiste retaillée et empaquetée, et cela dans le cadre de l'histoire d'autres peuples-yougos, ensuite la "Lutte de libération nationale", l'histoire du Parti communiste yougoslave, la nouvelle histoire russe, puis la soviétique, les plans quinquennaux communistes, et allez donc savoir quoi encore ; mais personne n'aspirait à piocher dans cette matière assommante. 

 

Parmi nos professeurs figurait également une zagréboise, ayant pour nom Zdenka Vernić, qui nous enseignait la philosophie. A peu près de même taille et de même âge que l'"historienne", elle avait également un visage ridé, mais plus pâle et plus éveillé, ainsi qu'un haut front. Elle se tenait raide et faisait toujours pivoter sa tête avec le corps entier comme par crainte qu'elle ne lui tombe des épaules. Sa voix était stridente et affectée, son sourire glacial. Ses cheveux étaient toujours ramassés dans un turban muni d'un grand noeud au sommet du crâne et elle avait tout l'air d'une momie égyptienne. Je ne cessai de la prendre à partie, surtout parce qu'elle refusait d'aborder les problèmes qui m'intéressaient et que, sans doute par crainte de s'écarter de la ligne du Parti, elle se limitait strictement à faire des résumés sur les principales théories philosophiques historiques selon une perspective marxiste.

 

Lorsqu'en début d'année elle était entrée dans notre classe pour la première fois, son nom m'avait rappelé un article, dont le titre m'échappe, article à propos d'un thème semi philosophique sur lequel j'étais tombé dans un livre de la Bibliothèque municipale de Split et dû à la plume du professeur zagrébois Vernić, déjà décédé à l'époque. J'avais présumé qu'il s'agissait d'un de ses parents, peut-être même de son père, et j'avais apporté le livre à l'école pour le lui montrer. Cependant, lorsque je lui avais présenté le livre devant l'estrade avant que ne débute le cours, elle s'était mise à se trémousser nerveusement et avait refusé de regarder l'article.

 

- "Ah, oui, oui...", avait-elle fait d'une voix éraillée, "cela date de longtemps". D'un geste de la main elle avait signifié ne pas vouloir poursuivre la conversation et avait rapidement ajouté, peut-être par précaution : "Il y a bien des choses qu'il n'avait pas clairement perçu, cela se voit..." Elle n'avait pas expliqué qui était ce "il" et s'ils étaient effectivement unis par un lien de parenté. Néanmoins, ce "cela se voit" lui était resté dans la gorge de façon inattendue, tel un chuintement, et sa voix s'était éteinte pendant que le sang lui giclait dans les joues. Puis elle s'était vite ressaisie et avait adopté une pose sévère, des plus hostiles, et m'avait ordonné de regagner ma place.

 

J'avais regagné le banc mais il m'avait semblé un court instant avoir découvert en dessous de son masque extérieur le tressaillement d'un être vulnérable et plus accessible. Cela avait suffit à m'encourager pour que la fois suivante je lui donne à lire un court travail que j'avais rédigé de mon propre chef sur Spinoza. En effet, pas plus tard qu'en octobre de l'année précédente, j'avais parcouru son Ethique à la Bibliothèque municipale de Split, et ce traité lourd à digérer, plein de propositions mystérieuses et d'arguments abscons, m'avait plus impressionné qu'aucun autre texte philosophique avec lequel j'avais jusqu'ici été en contact. Je n'avais pas pu en saisir la raison du premier coup, car certaines choses m'étaient compréhensibles, puis j'avais alors tout relu depuis le début, et à nouveau tout encore une fois, passage par passage, trébuchant et tâtonnant dans le noir, à la fois frustré et fasciné, jusqu'à ce que la fatigue ne prenne le dessus. Je me rappelle que certains mots et phrases m'avaient alors tarabusté et sillonné les méninges. Je me levais et me couchais en leur compagnie, mais rien ne se laissait couler en un tout cohérent ; la conviction s'était forgée en moi que je regardais les arguments complexes de Spinoza à travers un faux prisme. Spinoza, je l'avais découvert par le biais des romantiques allemands, lesquels romantiques avaient puisé dans son "panthéisme" l'inspiration pour leurs propres rêveries sur la nature empreinte par Dieu, et cela avait déteint sur mon approche. C'est alors qu'un soir j'étais allé me promener dans le port et, pendant que sur un môle désert je regardais le reflet des étoiles dans l'eau calme, il m'avait semblé finir par comprendre ce qu'il avait vraiment voulu dire. Le mot-clé n'était pas le "panthéisme", mais l'aspect rationnel dans l'explication philosophique du monde. Si la raison est souveraine, alors non seulement la conception d'un dieu-créateur transcendant est-elle inacceptable mais, qui plus est, incohérente. Le monde porte en soi sa propre clé. Cependant, si toute les explications rationnelles s'enracinent inévitablement dans le monde même, et possèdent donc un principe immanent, cela ne signifie pas pour autant que la conception matérialiste du monde soit justifiée, ou même sensée. Bien au contraire, le matérialisme, quelle que soit sa forme, et pour raffiné qu'il soit sur le plan "dialectique", n'en est pas moins rationnellement intenable en tant que théorie sur les racines hors monde du monde. C'est là que réside la grande intuition de Spinoza, et plus je me laissais absorber en lui, plus un sentiment de liberté intérieure m'envahissait. Ma première discussion avec le Dieu de la Bible, qui avait commencé à l'âge de onze ans, le jour où on nous avait ramené de la route le corps de mon père, avait à présent commencé à recevoir ses linéaments conceptuels.

 

Vernić avait pris mon travail sans enthousiasme, en promettant qu'elle le regarderait "en temps voulu", mais, comme elle ne l'a plus mentionné par la suite, j'avais décidé de ma propre initiative d'organiser un "cercle" et d'y discuter avec les camarades, sous prétexte d'organiser l'examen du bac. Ce n'est qu'alors qu'elle s'est mise en action. En tant que professeur principal, elle ne pouvait admettre qu'ait lieu ce genre de choses en dépit d'elle. En outre, aucune initiative individuelle n'était du goût des autorités scolaires, et encore moins de l'organisation du Parti. Or, en tant que membre du Parti, elle était responsable de notre éducation idéologique. Elle s'empressa donc d'organiser deux débats afin "d'éclaircir certains thèmes d'intérêt général". Le directeur, avait-elle dit, lui a mis à disposition la salle des professeurs et nous pouvons nous y réunir dans la soirée, après l'école. Chacun y a accès. Elle ne ferait qu'ouvrir le débat. Quel débat nous intéressait-il ?

 

J'avais proposé que nous consacrions la première rencontre à la psychanalyse, en partie parce que durant une leçon elle avait abordé Freud de façon critique, et en partie parce que la majorité connaissait quelque chose sur ce thème, on pouvait donc s'attendre à ce que la réunion soit bien fréquentée. Et, de fait, il en fut ainsi. La salle des professeurs s'était rapidement remplie, quelques élèves d'autres classes étaient même venus. Etait également venue Mira, la "bibliothécaire" de l'école, qui était alors en sixième, et dont j'étais éperdument amoureux. Elle s'était assise à mes côtés et m'observait doctement, avec une expression de froide curiosité, comme si elle voulait dire : "Bon, soit, quoi maintenant ?". Rapidement j'avais commencé à chercher une excuse dans mes pensées pour m'esquiver, mais les portes s'étaient déjà refermées et tout abandon de la salle aurait eu l'air à ce moment-là d'une fuite couarde. Mira avait déjà haussé des sourcils narquois, en me regardant me tortiller sur ma chaise tel un pauvre chenapan.

 

Etrangement, à cette époque Freud et ses théories sur la sexualité n'avaient laissé en moi aucune impression significative, bien que de fortes impulsions sexuelles ébranlaient mon imagination. J'étais bien plus attiré par son rival et collègue en psychanalyse Alfred Adler, qui avait puisé ses idées chez Nietzsche et avait cherché les sources principales des névroses humaines, non pas tant dans la sexualité refoulée, que dans une volonté refoulée de puissance. Quant à Freud, je l'avais lu avec intérêt, parfois même avec plaisir, toutefois Adler me paraissait plus proche de la vérité. Pour ne pas changer, Vernić et moi avions croisé les lances cette fois encore. Immanquablement elle avait cherché à s'en tenir à une conversation informative, en proposant les habituelles formules toutes faites sur "les phénomènes survivants de la société bourgeoise", alors que moi j'avais voulu orienter la discussion sur le problème général de la motivation des actions humaines, y compris l'action politique. Plus l'atmosphère dans la salle s'était échauffée et plus mes questions étaient devenues coriaces et hardies. Bientôt, le débat tout entier avait viré en un pugilat verbal entre nous deux. A la fin, exaspérée, elle avait mis un point final à la séance.

 

Après cela il n'y eut plus de débats. On prétexta qu'il fallait se concentrer sur les préparatifs pour l'examen du bac. Avec le temps mes rapports avec Vernić s'engagèrent sur un terrain moins mouvementé, bien que l'on se soit senti mal à l'aise en présence l'un de l'autre et que la tension entre nous n'ait jamais complètement disparu. Cependant, mon sentiment général de frustration s'était accentué, car il n'y avait personne avec qui je puisse creuser les pensées qui ne cessaient de me harceler et de voltiger dans ma tête. Dès le début de l'année j'avais logé avec mon frère à Split, à Biokovska, chez la famille Erak. Les trajets journaliers nous épuisaient tous deux ; mon frère avait pris de plus en plus de retard dans son Ecole d'économie où il avait atterri selon le système des quotas et non pas par sa propre volonté. L'installation à Split était pour nous deux l'unique planche de salut. Quitter Omiš signifiait également pour moi interrompre le contact avec Ivica, même si à l'approche de l'été j'avais commencé à ressentir que notre relation intellectuelle s'était usée, en partie à cause de ma maturation vertigineuse, et en partie parce que mes intérêts s'étaient développés en direction de problèmes qui reposaient hors de son champ de vision immédiat. Il y a bien longtemps que l'éveil intellectuel de l'été dernier avait déjà été refoulé en second plan par les nouveaux événements qui s'étaient amassés sur ma ligne d'horizon et occupaient mes pensées.

 

J'avais cherché à me défaire de mes tensions intérieures en rêvassant de Mira. Elle aussi venait à la Bibliothèque municipale et on s'asseyait souvent ensemble à la même table en face l'un de l'autre, en se toisant mutuellement du regard. A l'école j'avais emprunté des livres auprès d'elle dans la bibliothèque scolaire et, quelquefois, on se promenait ensemble durant les récrés tout en discutant d'un air affecté sur d'importants problèmes de la littérature. En fait, il semblait que rien d'autre ne l'intéressait, et par la distance et le ton de sa voix, par sa diction supérieure, elle donnait l'impression d'une maîtrise et d'un contrôle de soi si formidable que je n'avais jamais osé la toucher, quoique j'en eusse brûlé d'envie. La cour de l'école ne se prêtait pas à l'occasion, et en dehors de l'école elle ne voulait pas qu'on se rencontre. Il ne lui est arrivé qu'une seule fois - j'en ignore le pourquoi - de consentir à ce qu'on se voie à l'extérieur, aussi au cours d'un après-midi de l'automne finissant avait-on flâné sur le flanc boisé du versant nord de Marjan. Au moment d'une courte halte dans une clairière, tandis qu'elle épluchait avec minutie la problématique philosophique du Faust de Goethe, je l'avais embrassée sur la joue.

 

L'arôme blanc-laiteux de sa tendre joue sur son visage s'était entremêlé avec le parfum des cyprès et la résine des pins ; le monde venait de chavirer sous mes yeux. Je fus pris d'un tel sentiment d'étourdissement enchanté que ma langue se délia inopinément et que je me pris à lui réciter des vers en tout sens et à pérorer sans queue ni tête sur le feu originel et la fin des temps. Elle m'avait regardé stupéfaite, avait souris nerveusement et s'était levée pour rebrousser chemin; le gouffre qui venait subitement de s'ouvrir entre nous m'avait rempli de honte. Nous marchâmes sans mot dire en direction de la ville, tous deux dans l'embarras. Dans les jours qui suivirent, sur la place municipale, où tout le monde se réunissait d'ordinaire à la tombée du soir, j'avais remarqué de loin et avec stupéfaction comment elle conversait haletante avec un homme au teint foncé et dont la moustache retombait, visiblement en s'efforçant de lui plaire. Le lendemain, à l'heure de la récré, nous avions à nouveau disserté de littérature, mais l'éclat de notre conversation s'était escamoté et cette chaleur qui m'avait envahi la veille s'était ratatinée en une plaie.

 

Après cela nos rencontres scolaires s'espacèrent quoique j'eusse continué durant les cinq minutes d'intermède entre les cours de lancer mes regards depuis la porte de notre classe en direction de l'autre bout du couloir, là où les "sixièmes" se rassemblaient autour de sa porte. C'est ainsi qu'il en avait été ce jour-là. J'avais hésité à aller rejoindre un endroit prévu et à longer sa classe, histoire de la voir, mais j'avais fini par laisser tomber cette idée. Le cours suivant était sur le point de commencer et le vieux Jerko Rapanić, qui nous enseignait le latin, avait gagné le couloir à pas lent dans notre direction. 

 

A peine le cour avait-il commencé que les communistes activistes dans la classe, dont faisait partie mon camarade de classe et ancien "complice" politique Ivo Baučić, avaient discrètement été appelés à une réunion à l'extérieur. Ivo avait accompli en un temps record sa transformation de pieux enfant de choeur en jeune communiste dévoué, et même si je n'avais pas fait grand cas de sa précédente forme de dévotion, sa nouvelle foi m'était encore moins sympathique. On s'était donc retrouvé sur les côtés opposés de la barrière et on ne communiquait guère l'un avec l'autre. Il n'était pourtant pas s'en connaître mon amitié avec Ivica Katušić et, déjà l'été précédent à Omiš, il s'était souvent trouvé dans nos parages. Les jeunes communistes et les membres "entiers" du Parti se rencontraient souvent durant les heures scolaires et si, maintenant, nos communistes dans la classe - sans doute trois ou quatre au total - s'étaient tranquillement éclipsés selon la règle, personne n'y avait prêté une trop grande attention. Rapanić avait ouvert Tacite, il avait poussé un soupir et commencé à lire avec lenteur en usant d'une voix vieillie de baryton, qu'il faisait rouler des tréfonds de sa gorge, en heurtant et prononçant une fois un mot une fois un autre avec un accent particulier pour en souligner le sens. Comme toujours c'est en y mettant du sentiment qu'il lisait le texte latin, comme s'il le caressait et voulait le protéger des mains païennes. Par moment il s'oubliait et s'emballait pour friser la rhétorique théâtrale, puis il sursautait comme tiré du sommeil, sa voix reprenait alors un rythme apaisé. Toujours insistait-il sur une diction pure, et lorsque quelqu'un - ô grand Dieu - lisait ou accentuait un mot de travers, son visage tout en sillons se déformait en une expression d'ire infinie et dans un soupir il levait les yeux au plafond. "Dieu, Dieu, Dieu..." gémissait-il, en prononçant chaque mot telle une imploration. "Comme si c'était du turc..." Puis, lentement, il s'essuyait les yeux avec un mouchoir et il lui fallait plusieurs secondes pour se remettre.

 

Dans mes notes je vois que nous avions travaillé sur les Annales de Tacite, plus exactement sur le rapport du procès fait à l'encontre de Cremutius Cordus pour avoir outragé sa Majesté. Rapanić avait modulé : 

Quo magis socordiam eorum irridere libet, qui praesenti potentia credunt extingui posse etiam sequentis aevi memoriam. Nam contra...


Ne serait-ce pas que derrière ce visage sillonné de vieille créature se cachait un rebelle qui ne dit pas son nom ? Par moment il était difficile d'échapper à l'impression que Jerko, dans sa façon apparemment innocente, tentait de nous en dire bien plus que sur la syntaxe et les particularités de style dont usait Tacite dans sa prose. La folie de nos "responsables" politiques qui poursuivaient leurs détracteurs, remaniaient l'histoire, tentaient de falsifier ou même d'effacer les faits indésirables des mémoires des futures générations se laissait remarquer partout autour de nous. Le texte de Tacite n'avait rien perdu de son actualité après deux millénaires. Plus Jerko lisait et plus sa voix trépidait ; je ne pouvais détacher mon regard de lui. Là-dessus pénétra dans la classe le concierge Kuzma, avec pour ordre du directeur que nous nous rassemblions tous à un meeting organisé dans la salle de gymnastique. Rapanić interrompit le cours de mauvaise grâce et tous nous descendîmes les marches aboutissant au rez-de-chaussée, dans l'attente de ce qu'un activiste ou un autre fonctionnaire du parti nous enquiquine avec ses tirades. Si les meetings de propagande et les démonstrations du Parti revenaient constamment à l'ordre du jour, ils se répétaient tout particulièrement depuis qu'avait éclaté l'affaire liée au Bureau d'information. A chaque occasion étaient scandés jusqu'à l'enrouement des slogans à la gloire du "camarade Tito et du Parti", tandis que de fervents télégrammes en guise de fidélité et d'appui étaient envoyés à l'adresse du Comité central. Cependant, certains signes eurent vite fait d'indiquer que cette fois quelque chose d'autre se préparait. Tous près de la plateforme des orateurs se tenait un groupe de quidams qui palabraient à toute allure avec les activistes de l'organisation de l'école, la "Narodna omladina", et qui lançaient dans notre direction des regards noirs par-dessus la tête des élèves. Dans la salle s'était rassemblée toute l'école, quelque 400 élèves avec les professeurs, alors que nous, les "huitièmes" des deux sections A et B, nous nous trouvions comme d'habitude en marge du meeting, à l'arrière. Tous, nous nous tenions debout.

 

Ensuite, le président de l'organisation de la jeunesse scolaire Mirko Barić grimpa sur le podium. La suite je la retransmets plus ou moins textuellement à partir de mes notes de l'époque.

 

Barić était de petite taille, le visage poupin et les yeux minuscules, "Camarades...", commença-t-il, tout en s'efforçant d'affermir sa voix anémique et hésitante par nature et d'y injecter de l'autorité, "nous nous sommes réunis aujourd'hui avec une tâche importante". Il toussota. "En ces temps difficiles pour notre pays..." La meilleure volonté du monde n'y aidant pas il fit donc une pause avant de reprendre, "Les conquêtes de notre révolution...". Sa voix se cassa, une nouvelle quinte le reprit et il jeta un regard nerveux autour de lui, comme pressé de chercher un appui, puis il passa subitement au point principal. "Camarades, lorsque notre pays doit lutter contre des diffamations honteuses...", les diffamations revenaient de façon rituelle dans tous les discours politiques, accompagnées en même temps de la promesse que "notre pays ne se détourne pas du droit chemin" sans que personne n'y prête trop d'attention. Cependant, Barić avait à présent changé de ton : "il existe des éléments hostiles qui complotent dans notre milieu... Parmi nous, camarades, dans cette école... se sont infiltrés certains éléments, qui malgré les jours difficiles..." Toute l'assistance avait désormais cessé de se trémousser et un silence s'était installé dans la salle. "Eux complotent contre les conquêtes de notre héroïque Lutte de libération nationale. Pour eux, camarades, il n'y a pas de place parmi nos rangs..."

 

Les éléments hostiles, tel qu'il s'avéra, n'étaient autre que l'élève Volga Treursić, membre du Parti, qui soi-disant avait dit quelque chose en faveur du Bureau d'information au sein du Comité communal de la Jeunesse du peuple, ensuite l'élève Eugenija Petrikov, qui s'était exprimée avec dédain sur "nos autorités nationales", et enfin Edo Pivčević, "le principal élément destructeur, qui au travers de ses nombreuses interventions durant les cours de croate, de philosophie et d'histoire a montré sa posture idéaliste et anti-marxiste..." 

 

J'avais écouté pétrifié tandis qu'il poursuivait sa harangue, en alignant les accusations les unes après les autres et en faisant allusion à mon "arrière-fond réactionnaire vicié" "...Il provient d'un milieu bourgeois malsain... Sa mère a fait de la prison... Il complote avec l'ex-journaliste oustachi Ivica Katušić..." Ce verbe "complote" avait un accent particulièrement sinistre. C'est un mot qui était régulièrement employé à l'encontre des "ennemis du peuple" et il n'y a pas si longtemps que se voyaient enlevées leurs têtes les personnes accusées de "comploter". Qui avait bien pu rapporter mon "complot" d'Omiš avec Ivica ? Parmi l'assistance j'avais cherché du regard un visage qui m'était bien connu, mais il s'était perdu dans la masse. Barić avait continué : "Il exerce une influence des plus négatives sur les camarades dans la classe... par son comportement provocateur il donne un mauvais exemple aux autres... à toute l'école". Il était plus qu'évident où il voulait en venir et des frissons glacés commencèrent à me taquiner le dos. "L'organisation de la jeunesse de l'école - termina-t-il son discours - a décidé pour cela de demander auprès du conseil des professeurs que ces éléments soient immédiatement exclus de l'école. Etes-vous d'accord, camarades, avec cette proposition ?"

 

Barić n'était pas un habile orateur. La majorité dans la salle avait fixé le sol ou porté ses regards quelque part en l'air. Les activistes autour de la scène commencèrent à se retourner décontenancés, mal assurés de ce qu'il leur fallait faire. Il était clair que quelqu'un parmi les organisateurs du meeting devait intervenir au plus vite si l'on voulait éviter que toute la prestation ne tourne à la farce. Passé un temps d'arrêt confus et momentané, celui qui était alors le secrétaire du Comité municipal de la jeunesse, Ivo Petrinović, bondit sur le podium et sans plus un souffle et le visage cramoisi il transforma la question : "Qui n'est pas d'accord avec cette proposition qu'il lève la main..." Visiblement Petrinović avait plus d'expérience avec ce genre de choses. Comme il fallait s'y attendre, de nouveau personne ne se manifesta. Après un moment d'hésitation j'ai moi-même levé la main : "Moi je ne suis pas d'accord..." fis-je. 

 

Il me regarda consterné. Face au podium où s'étaient rassemblés les activistes membres de la Ligue des Jeunes-communistes s'échappa un mécontentement appuyé, ensuite quelques cris et sifflements menaçants. "J'ignore quelles règles j'ai enfreint et ce que l'on m'attribue comme faute..." - ajoutai-je lorsque le tumulte fut quelque peu retombé. Cheveux roux ébouriffés et rouge comme une écrevisse, il pointa le doigt dans ma direction et se lança sans grande cohérence sur "la construction du socialisme", puis il se secoua et s'exclama en guise de rhétorique : "Est-ce que toi, camarade, tu acceptes que le marxisme-léninisme soit la seule théorie sociale scientifique juste...?" J'occupais le dernier rang tandis qu'il criait à pleine voix par-dessus la tête des élèves rassemblés. Le sang avait quitté mes joues et je tremblais de tout mon corps, en partie par fureur et en partie par crainte. Les mots me vinrent d'eux-mêmes aux lèvres, comme s'ils ne m'appartenaient pas ni n'étaient sous mon contrôle. "Je ne connais pas tant cette théorie - répliquai-je - que pour pouvoir donner un jugement..." Mais à peine eu-je professé la chose qu'autour du podium monta une clameur retentissante. Les membres de la Ligue des Jeunes-communistes commencèrent à siffler, à frapper le sol de leurs pieds et à scander "Dehors, dehors, dehors..." Non seulement il était sans objet de rajouter quoi que ce soit mais aussi impossible, je me détournai et quittai la salle. 

 

Je grimpai à l'étage dans la classe, hésitant à rester ou à rassembler mes livres et rentrer à la maison. La-dessus les autres commencèrent eux aussi à revenir, d'abord un par un, puis en petits groupes, en s'échangeant des regards gênés et sans savoir comment se comporter à mon égard. Etant donné que j'avais quitté la salle alors que le meeting était encore en cours, les activistes avaient perdu leur cible animée et le meeting avait rapidement pris fin, avec pour décision que la demande de l'Organisation de la jeunesse quant à mon exclusion de l'école soit immédiatement transmise aux autorités scolaires. Il n'y eut point de vote, mais comme tous s'étaient tus il fut déclaré selon la coutume que la résolution avait été adoptée "à l'unanimité". Ma protestation n'avait pas compté. Sous peu Duško Nožica et Velimir Terzić arrivèrent dans la classe avec la nouvelle que les Membres de la Ligue des Jeunes-communistes s'apprêtaient dehors à me flanquer une trempe. De tels incidents se produisaient souvent et il convenait d'être prudent. Nous attendîmes une dizaine de minutes ensuite ils me raccompagnèrent à la maison.

 

 

Source : Edo Pivčević - Slike iz pamćenja ( Photos de mémoire ) - Naklada Jurčić d.o.o., Zagreb, 1998, pp 131-139.  

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Intellectuels et activistes

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