Slavko Goldstein

Publié le 17 Avril 2010

                                 Slavko Goldstein  



Slavko Goldstein est un journaliste, éditeur et également le fondateur du Parti social-libéral croate. Il vient d'écrire un livre intitulé "1941, l'année qui revient". Il s'agit en quelque sorte de ses mémoires.

Le titre de votre livre est en même temps sa thèse principale. Pouvez-vous expliquer de quoi il s'agit ?

- Dans les relations croato-serbes veilles de plusieurs siècles, il y a eu des accords et des désaccords, des alliances et des antagonismes, il y a même eu des assassinats politiques, par exemple Stjepan Radić a été abattu, mais aussi le roi Alexandre Karađorđević. Cependant, pour la première fois, en 1941, l'armée oustachie va introduire le génocide, les meurtres massifs de gens innocents comme arme politique dans les relations croato-serbes. Dès la Seconde Guerre mondiale, cela s'est retourné par voie de vengeance contre ceux qui avaient commencé cela. Puis la chose s'est reproduite en 1945, ensuite en 1991 et 1995. Ce ne fut pas aussi radical comme en 1941, mais tant que ces phénomènes resurgissent, quoique dans des proportions moindres, cela veut dire que le danger d'un embrassement n'est pas passé. J'ai décrit les débuts de ces catastrophes en 1941, au travers d'événements clés, de souvenirs propres, du destin de mes amis ou de personnes que j'ai connues ; elles se trouvaient d'un côté ou de l'autre. Ainsi ai-je tenté de pénétrer les racines de la haine et de mettre en garde qu'elle est un danger durable tant qu'elle persiste dans les petites récidives.

Vous travaillez actuellement sur un autre livre qui traitera de l'année 1945. Pourquoi écrivez-vous précisément sur l'année 1945, que souhaitez-vous mettre en exergue ?

- Pour l'instant je ne fais qu'examiner les documents de cette époque, je lis des notes de mémoires, je prends le pouls. J'entremêlerai quelques expériences propres. Je souhaite analyser aussi bien la face la plus sombre de la victoire sur le fascisme - le stalinisme, Bleiburg et certaines mesures que le pouvoir socialiste avait introduites immédiatement au lendemain de la guerre, en suscitant ainsi de nouvelles épreuves. En tant qu'ancien partisan, je pense que nous avons pour devoir de dire la vérité à ce propos parce que le pouvoir socialiste que nous avions créé par notre victoire empêcha que l'on en parle publiquement. J'ai le sentiment qu'il existe une dette à énoncer publiquement la vérité. Au sein de notre opinion publique, il existe un puissant clivage quant à ces notions. Certains affirment que ce fut une victoire, d'autres que cette victoire n'a apporté que les ténèbres, mais je pense que la vérité est bien plus compliquée que ces extrêmes. Je tente de montrer une image très complexe de cette époque et, à vrai dire, de résister à un tableau en noir et blanc.

Quels souvenirs avez-vous de la période de la Seconde Guerre mondiale ?

- En 1941, j'avais 13 ans. Pour un enfant de cet âge lorsqu'une partie de sa famille périt, lorsque son père disparaît, de tels souvenirs se gravent profondément. Jusqu'au jour d'aujourd'hui ce sont pour moi des images vivantes dans la tête.

Vous avez dit que vous étiez partisan, mais dans le livre vous n'avez pas évoqué ces souvenirs. Pourquoi ?

- Le livre a pour thème principal la période allant d'avril 1941 à avril 1942, par conséquent jusqu'à mon départ chez les partisans, et tout ce qui m'est arrivé par la suite je ne l'ai écrit que dans de brèves insertions. Chez les partisans personne ne m'avait demandé si j'étais Serbe, Croate ou Juif. C'est notre mère qui m'avait amené avec mon frère Danko chez les partisans au printemps 1942. Ma mère avait d'abord fui avec nous de Karlovac, où nous risquions d'être conduits à Jasenovac ou à Auschwitz en tant que Juifs, pour Kraljevica qui était en zone italienne. Les Italiens ne tuaient pas les Juifs mais ils les plaçaient tout de même dans des camps. A Kraljevica ma mère avait entendu auprès de sources fiables que l'on construisait des baraques pour un camp dans lequel seraient enfermés les Juifs. En avril 1942, elle s'est décidée et elle m'a dit, puis à mon frère cadet : je n'attendrai plus que d'autres décident de notre destin, nous allons chez les partisans. Je fus d'accord avec sa décision. A ce moment-là, je n'avais pas encore accompli mes 14 ans et pour moi c'était une aventure de gosse alors que pour elle il s'agissait de sauver ses enfants ainsi qu'elle-même.

Lorsque quelques années après la guerre vous avez décidé de vous inscrire en littérature à la Faculté de philosophie à Zagreb, aviez-vous songé qu'un jour, avec l'écriture, vous vous attaqueriez aux choses qui vous taraudent ?

- J'ai passé mon baccalauréat en 1947. Il semblait alors que progressivement, au fil des ans, ces animosités allaient être surmontées. Nous ressentions tous encore à l'époque la joie de la victoire, de la paix, d'une vie nouvelle. Après la guerre j'avais ressenti de la fougue. Je n'avais pas encore des pensées aussi sombres.

Pas même avec la fin de la Seconde Guerre mondiale les problèmes n'ont pris fin pour votre famille. Votre épouse a passé une année, en tant que détenue, sur Goli otok, et comme vous le signalez dans vos mémoires, elle n'a pas été en état d'en discuter avec vous pendant des années après cela.

- Mon épouse est décédée en 1983. Avec un groupe d'étudiants de la Haute école de journalisme et de diplomatie à Belgrade, elle avait été condamnée à 18 mois de prison par décision administrative et non judiciaire. Elle en avait purgé six mois en prison, et un an à Goli otok. Ils avaient été condamnés en 1950 pour avoir répété des plaisanteries et spéculé à propos d'idées que l'UDB [1] avait jugées politiquement nuisibles. Pour une jeune fille qui n'avait alors que 20 ans, ce fut une expérience traumatisante. Elle ne l'a jamais caché mais les premières années elle en discutait à contre-coeur et évitait de parler des détails pénibles. J'avais de la compréhension pour sa peine, je me retenais de poser des questions curieuses, mais avec le temps le besoin a grandi chez Vera de tout raconter, de se libérer ainsi de la peine, si bien qu'après trois ou quatre années de mariage j'ai entendu de mon épouse toute la triste histoire sur ce qu'elle a vécu durant cet épisode honteux de notre période d'après-guerre.

[1] UDB : Unutrašnja Državna Bezbednost : Sécurité intérieure de l'Etat (les Services de renseignement du gouvernement yougoslave)

Comment vous êtes-vous connus ?


- Revenue de Goli otok (en fait de l'île de Grgur où étaient internées les femmes), ce n'est qu'après deux ans que Vera a obtenu un travail honoraire à Radio Zagreb, j'y avais travaillé un certain temps en tant que rédacteur et commentateur. On s'est connu, nous nous sommes aimés, mariés et avons eu des enfants. Elle écrivait de la bonne poésie et des histoires pour enfants, elle aimait les livres comme moi, on avait beaucoup de vues en commun et on s'est excellemment entendu depuis les premiers jours, ainsi jusqu'à la fin.

Vous avez parlé d'un travail de rédacteur à la radio. Vous vous êtes occupé de journalisme presque toute votre vie. Comment tout cela a-t-il commencé ?

- Gamin, j'avais déjà commencé à m'occuper de journalisme au sein des partisans, j'écrivais des correspondances pour le journal Omladinski borac.

- Puis comme étudiant, j'ai collaboré au Studentski list. J'avais également commencé à écrire dans le Vjesnik, où Ive Mihovilović avait lu mes textes et il m'avait alors appelé pour que je travaille avec lui. J'avais alors 24 ans et lui 48. Il avait fondé le journal Vjesnik un mercredi et il cherchait des jeunes gens qui sauraient animer le journal sous sa houlette. Il avait pris au sein de la première rédaction Kreso Golik, plus tard le célèbre metteur en scène, Ratko Zvrko, le sportif et poète pour enfants, ainsi que moi. Comme collaborateurs externes, il avait rassemblé un groupe de journalistes plus âgés dont les plus connus sont Hrvoje Macanovic et Branko Kojic. Le journal était alors signé en sa qualité de responsable par Frane Barbieri, qui était alors directeur du Vjesnik, parce que Mihovilović n'était pas membre du Parti communiste et ne pouvait donc pas être rédacteur principal. Toutefois, de facto, c'est Ive qui avait créé et dirigé le journal. Quant à moi, je peux dire que j'ai beaucoup appris auprès de Mihovilović, pas seulement sur le journalisme.

Vous avez mentionné Kreso Golik. En le fréquentant avez-vous développé un intérêt pour le cinéma ?

- Je me suis intéressé à la cinématographie lorsqu'en automne 1947 il avait ouvert au Jadran film un cours de plusieurs mois pour la dramaturgie cinématographique et la mise en scène. C'est à ces cours-là que j'ai fait la connaissance de Kreso Golik et que j'ai noué une amitié avec lui.

- L'Etat tentait alors de créer de nouveaux cadres dans ce genre de cours accélérés. Après ces cours, j'ai également travaillé un certain temps comme professionnel dans le cinéma. J'écrivais des scénarios pour des films de fiction ou des documentaires. 

Vous avez même été récompensé pour certains de vos films.

 

J'ai reçu la Zlatna arena pour le scénario du film "Akcija Stadion", le prix Jelen pour le scénario du film "Prometej i otoka Visevice", une récompense pour le scénario et la mise en scène du film documentaire "Dreznica". Cependant, je n'ai jamais considéré le cinéma comme ma vraie profession. J'ai toujours davantage penché vers le journalisme, les écrits, en particulier pour l'activité éditoriale.

Durant un temps vous vous êtes activement occupé de politique. Vous êtes le fondateur du Parti social-libéral croate, le premier parti non communiste en Croatie depuis l'année 1945. Comment s'est-il fait qu'au beau milieu des années quatre-vingts vous vous soyez inséré dans les événements politiques ?

- C'était l'époque qui le voulait. Fort de mon expérience de directeur de l'Edition universitaire, j'avais écrit dans le journal Danas des propositions pour les réformes, par exemple une proposition pour passer de l'autogestion et la propriété sociale à l'économie actionnariale, l'économie de la propriété privée et du marché. On a beaucoup débattu sur mes propositions, mais rien n'a été fait. On m'a invité à des débats et des tribunes publiques dans toute la Yougoslavie.

Cela m'encouragea à continuer d'écrire et de formuler toujours plus clairement mes propositions. Durant l'été 1988, je suis revenu en voiture d'Angleterre avec ma belle-soeur qui vivait alors à Londres. Sur sa commande, j'ai rédigé un récit de ce voyage pour le journal Danas. Ce texte avait pour idée l'Europe. Tout le texte était imprégné de l'idée que pour nous l'unique issue était de rejoindre l'Europe et d'accepter les critères européens d'économie et de système politique multiparti. Cela m'était cher, mais je fus un peu étonné que la rédaction ait eu le courage de le publier. J'avais rencontré Ante Babaja sur ce qui était alors la Place de la République, devant l'hôtel Dubrovnik, et il m'avait dit - Sais-tu que c'est là un programme pour fonder un parti ? Je côtoyais alors Vlado Gotovac qui était sorti de prison un an plus tôt, notre amitié datait d'avant cela, et en tant que rédacteur des éditions croates de la Cankarjeva Zalozba [2], je lui avais permis de recevoir des travaux de traduction dont il pouvait vivre. Il m'avait alors proposé d'aller en Slovénie parce que des partis avaient déjà commencé à y être fondé, de manière à ce qu'on puisse tirer les leçons de leurs expériences du moment, nous aussi on pourrait en retirer quelque chose. Rapidement d'autres amis et connaissances, des sympathisants, se sont joints à nous et c'est ainsi que tout a commencé.

 

[2] Une maison éditoriale slovène

Comment regardez-vous l'actuel Parti social-libéral croate ?

- Ce n'est plus le même parti. Néanmoins, je m'étais très rapidement retiré de la politique. Pendant un an et demi je fus le président du comité d'initiative, ensuite le président du parti, mais lorsque arrivèrent les élections en 1990, je n'ai plus eu la volonté d'y être mêlé. Certains, que je ne nommerai pas, avaient commencé à me dire qu'il n'était pas indiqué qu'un Juif soit président d'un parti croate. Ce n'était pas directement dirigé à mon encontre, ils m'avaient dit de rester président mais que je dise que je suis Croate et non pas Juif.

Est-ce la seule raison pour laquelle vous avez quitté la politique ?

- Non, ce n'était qu'une des raisons parmi d'autres, y compris de plus fortes. La décision définitive comme quoi je ne voulais plus m'occuper de politique, je l'ai prise lors d'une réunion du Conseil du Parti social-libéral croate, qui comptait alors 33 membres au grand complet, et que j'avais présidée. Un type ne cessait d'ergoter, d'enquiquiner, et j'ai pensé à quel point il me pesait d'être sympathique et de polémiquer aimablement avec lui, de discuter, de lui donner la parole quand il se manifeste alors qu'il n'avait de cesse de se manifester pour avoir la parole.

- Je me suis dit - mais non, je ne veux pas ça, je ne peux pas sourire aimablement à toutes ces niaiseries. En outre, le nationalisme de plus en plus marqué avait commencé à me gêner.



Source : Zagreb news, n° 144, le 18 avril 2008.
 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Intellectuels et activistes

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article