Jeux politiques

Publié le 18 Novembre 2009

L'amitié croato-bulgare à l'aune de la droite bulgare


1. Le bloc de l'opposition


 

La vie politique bulgare avait laissé le champ libre à un éventail contrasté d'opinions si bien que la scène publique abondait en mécontents qui critiquaient la politique du gouvernement et de l'empereur. Même si ces groupes n'étaient pas en mesure d'agir frontalement contre le régime, ils exprimaient librement des opinions adverses. La diversité latente de la scène politique bulgare apparaîtra au grand jour lorsqu'il sera question des relations avec le NDH. Les nationalistes de droite prônaient une relation étroite avec la Croatie en tant qu'alliée naturelle à l'ouest. En ce sens, ils étaient pour une amitié qui revêtirait la forme d'un solide pacte militaire et politique.

 

L'opposition était active au travers de plusieurs partis et formations politiques que l'on qualifie habituellement de troisième génération des nationalistes bulgares, ceux qui s'étaient insérés dans la vie politique entre 1932 et 1936. Bardés d'une rhétorique nationaliste ils menaient une virulente compagne pour le rattachement des dénommées régions bulgares historiques (Thrace, Macédoine et Dobrudja). On serait tenté de dire que la conception nationale de ce bloc n'était rien d'autre qu'une variante de la Bulgarie du traité de San Stefano. [149] La tension entre d'un côté les nationalistes de droite et de l'autre le gouvernement et l'empereur était une constante de la scène politique intérieure en Bulgarie. Les nationalistes de droite fomentaient une agitation nationaliste et ils s'exprimaient en termes méprisants sur l'équipe gouvernementale taxée de défaitistes. Il faut entendre cette expression dans le sens politique qu'elle avait acquis dans la vie politique bulgare à cette époque. En effet, elle était utilisée pour tous les politiciens bulgares qui auraient soi disant renoncé aux buts nationalistes suprêmes, qui changeraient d'alliés et perdraient des territoires. Se voyaient qualifiés de défaitistes les politiciens tentant d'établir un dialogue avec la Yougoslavie et à plus forte raison avec la Grande-Bretagne que les nationalistes qualifiaient de "pays le plus conservateur d'Europe". Les défaitistes de l'année 1941 étaient les ministres en exercice qui par leur politique indécise de louvoiement faisaient porter le risque que la Bulgarie sorte amoindrie et affaiblie de la nouvelle guerre.

 

Le bloc nationaliste de droite était demeuré un conglomérat de groupes qui en 1941 n'avaient pas été en situation d'agir légalement mais qui avaient témoigné d'un certain dynamisme lié au contexte des grandes villes. Le noyau de ce bloc de droite était constitué par les partisans de l'Alliance des légionnaires nationaux bulgares sous la direction d'Ivan Docev ainsi que des Combattants pour le progrès de la Bulgarie avec A. Kantardzijev à leur tête. Il convient aussi de mentionner la société Jeune Bulgarie dirigée par Lazar Popov, ensuite la société Nation et politique menée par N. Minkov et également l'Alliance pan-bulgare père Pajsij avec Georgi Genov à sa tête. L'activité primordiale de ces sociétés était culturelle et éducative mais elle avait inévitablement acquis des aspects politiques. La plus habile était l'Alliance des légionnaires qui dépassait numériquement les combattants même si elle ne bénéficiait pas non plus d'une solide organisation. Selon Zidovec, les groupes nationalistes qui ne nommaient eux-mêmes combattants, légionnaires et hommes de Pajsij pouvaient compter aux alentours de 700.000 partisans. En raison de l'impossibilité d'agir légalement, les chefs ne se rendaient pas à des rassemblements tapageurs mais s'efforçaient plutôt de caser un maximum de gens dans le secteur de l'administration étatique. [150] Les combattants manifestèrent un grand intérêt à renforcer leur influence au sein de l'armée. Ils lui rendaient service en lui transmettant divers renseignements. Le général Teodozije Daskalov, qui en sa qualité de chef du quartier général depuis 1973 avait activement contribué à organiser l'armée, se retrouva sous le feu des critiques de la part des combattants. Daskalov était d'avis que la guerre serait durable et épuisante et qu'elle se terminerait "par une paix sans nette victoire d'un côté comme de l'autre". A l'inverse, les combattants et les légionnaires n'avaient de cesse de suggérer au gouvernement de se lier plus activement à l'Allemagne et d'engager davantage d'effectifs militaires à ses côtés. Incités par une telle posture les combattants allèrent jusqu'à offrir quelque 10.000 volontaires pour la guerre sur le front de l'Est. [151] Cette action échoua en raison de la faible réponse des volontaires et de l'attitude négative du gouvernement.

 

De manière générale, on pourrait dire que les Allemands abandonnèrent à l'empereur les escarmouches internes bulgares. En octobre 1941, l'ambassadeur allemand Beckerle jugea le gouvernement bulgare en ces termes : "Le gouvernement bulgare actuel n'est pas tel que nous l'aurions souhaité mais nous ne voulons pas interférer car pour l'instant le principal pour nous est qu'il y ait la paix dans les Balkans e que la vie économique ici ne soit pas perturbée, or tout cela nous l'obtenons grâce à ce gouvernement". [152] Beckerle ne voulait pas être un appui local pour les nationalistes de droite qui attaquaient et dénonçaient sans répit l'empereur Boris auprès de l'ambassade allemande. Beckerle déclara que les Allemands "n'en tiennent pas note car ils avaient acquis une pleine confiance en l'empereur Boris III (...) qui connait au mieux les affaires bulgares." [155]

 

***

 

[149] Le traité de San Stefano fut conclu le 7 février 1878 entre la Russie et l'empire ottoman. Souhaitant progresser en direction du Sud-est européen, la Russie se prononça en faveur de ce que l'ensemble de la Macédoine et du sud de la Serbie appartienne au nouvel Etat bulgare. Cependant, le traité de San Stefano fut aboli au Congrès de Berlin entre les grandes puissances en 1878.

[150] Zidovec a fourni l'information qu'environ 600.000 combattants étaient actifs en Bulgarie dont à peu près 100.000 étaient organisés en détachements. Les légionnaires disposaient de points d'appuis particulièrement solides parmi les élèves du secondaire. HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 8 datant du 20 février 1942 ; TPI num. 11 du 13 mars 1942.

[151] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 3 du 17 janvier 1942 ; V. Zidovec, IPI, num. 1 du 3 mars 1942.

[152] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, Observations sur l'entretien avec l'ambassadeur allemand en date du 21 octobre 1941.

[153] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, PPI, num. 3 du 6 février 1943.


 

2. Contre l'empereur et le gouvernement


 

Le manque d'assise institutionnelle et l'impossibilité pour les combattants et les légionnaires d'arriver à de hautes fonctions ouvraient largement la voie aux rivalités internes et à une critique radicale du gouvernement.

 

Le style gouvernemental de Boris III s'attirait les critiques les plus cinglantes parmi le bloc national de l'opposition. L'opposition libérale bourgeoise réclamait l'introduction d'une libre existence des partis. Des politiciens raffinés et "démocrates convaincus" tels que N. Musanov plaidaient pour le retour des partis politiques sur la scène publique. Selon Musanov, l'empereur ne devait pas être investi du contrôle central mais d'une signification politique "symbolique". [154] Les libéraux stambolistes reprochaient à l'empereur de ne pas avoir conservé d'autonomie vis-à-vis des parties belligérantes. En définitive, l'ensemble de l'opposition demandait très fermement à l'empereur d'atteindre les objectifs bulgares vitaux qui n'étaient autre que l'accroissement territorial. L'essence de nombreux débats parlementaires apparaît aisément au travers des interventions du député de l'opposition A. Cankov, qui avait joué l'un des rôles clés dans le gouvernement de l'année 1923. Cankov, le 26 décembre 1942, se prononça au parlement à l'encontre du concept impersonnel de "gouvernement de fonctionnaires", en exigeant le retour de la vie politique des partis. Il mit en cause le gouvernement pour n'être pas suffisamment radical et n'avoir pas récupéré "ce qui dans l'histoire est bulgare et ce qui le sera à l'avenir, à savoir - la Thrace, la Macédoine et la Dobrudja". [155] Les débats des nationalistes de droite sur l'aptitude à régner de Boris III étaient fanatiques et par moments primitifs. Ils étaient menés par des démagogues tels que A. Kantardzijev qui considérait que l'empereur Boris III n'était pas doté "du tempérament dirigeant déterminé et courageux des Cobourg", et incarnait plutôt le souverain "qui tergiverse perpétuellement et tente de mener le peuple précisément dans le sens inverse de celui qui coïncide avec les souhaits et les intérêts nationaux". Kantardzijev déclara dans la même veine que l'empereur était "une figure à la Hamlet" et qu'il n'atteindrait jamais la stature d'un leader national car "il craint maintes choses, celle-ci ou celle-là, il est trop prudent, vacille et temporise trop, et à chaque pas il redoute s'il va s'attirer les rigueurs de tel ou tel". [156]

 

Quoi qu'il en soit, le but ultime des nationalistes de droite n'était pas de supprimer la monarchie. La plupart des nationalistes se prononçaient en faveur de la monarchie parlementaire avec un empereur qui n'aurait été qu'une "figure politique". Même ceux qui s'étaient déclarés anti monarchistes considéraient que l'institution de l'empereur était encore nécessaire à la Bulgarie pour un certain temps. [157] Lorsque le ministre Filov en septembre 1942 attaqua violemment les organisations nationalistes et les accusa "d'aller contre les prérogatives de l'empereur", ceux-ci démentirent vivement ces accusations en invoquant leur "principes idéologiques", par lesquels ils reconnaissaient explicitement que "le titulaire de la souveraineté nationale est l'empereur des Bulgares". [158]

 

L'empereur ne s'était pas mêlé publiquement aux débats avec les nationalistes de droite en estimant qu'il n'y avait pas parmi eux de personnalité qui les aurait rassemblés et moins encore conduits. Il jugeait la propagande de chefs médiocres n'être qu'une couverture pour leur carriérisme personnel. Dans une conversation avec Zidovec du 17 avril 1942, l'empereur effleura le thème du lobby nationaliste en déclarant qu'en Bulgarie "il y a pas mal d'extrêmistes nationalistes qui ne peuvent comprendre comment la politique se mène". Parmi ceux soutenant la ligne dure "il y a d'excellents patriotes", mais malheureusement la prédominance penchait du côté des "habituels carriéristes qui pensent que par une imitation aveugle du national-socialisme ils peuvent atteindre des succès personnels". Certains étaient d'avis que l'empereur tolérait un petit groupe de combattants dans des fonctions publiques à seule fin de se jouer de l'opposition au moyen des uns et des autres. [159]

 

Le comportement de l'opposition donnait de solides arguments au gouvernement et à l'empereur pour accuser les chefs de la droite d'empoisonner la scène politique et de tendre vers des formes totalitaires. Asen Kantardzijev, le chef des combattants, était suspecté de vues extrémistes. Même le germanophile A. Cankov affirmait que des gens comme Kantardzijev ne peuvent concevoir que la Bulgarie ne soit pas l'Allemagne et c'est donc avec outrance qu'ils "s'esquintent à imiter le national-socialisme". Le flirt avec le national-socialisme allemand était également présent parmi les légionnaires. [160]

 

Que la Bulgarie n'ait pas été un sol fertile pour l'idéologie du national-socialisme et du fascisme relève des intuitions les plus importantes de Zidovec. En novembre 1941, Cankov expliqua à Zidovec que le mouvement totalitaire en Bulgarie n'était pas un phénomène autochtone et que pour sa part il s'était toujours engagé en faveur du système du multipartisme. [161] Néanmoins, en esquissant la personnalité de Cankov, Zidovec décrira que l'intéressé partageait les vocations national-socialiste et que "son idéologie politique coïncidait avec l'idéologie du national-socialisme mais appliquée aux circonstances bulgares". Cankov refusait l'idée que son mouvement Narodno socijalno dvizenije (Mouvement social national) soit assimilable aux mouvements totalitaires. Son argument principal était que ce mouvement était né en 1923, lorsque le national-socialisme et le fascisme "étaient encore dans les langes". En même temps, Cankov avait une faible estime pour les mouvements nationalistes des légionnaires et des combattants qu'il qualifiait d'"épigones qui copient aveuglement le national-socialisme" sans tenir compte des "nécessités du peuple bulgare et de l'Etat bulgare". [162] Il admettait l'éventualité que ce modèle soit bon pour l'Allemagne.

 

N. Musanov, un des doyens parmi les politiciens bulgares, considérait également que le national-socialisme n'était pas un bon modèle pour l'ordre social bulgare. En octobre 1942, Zidovec annota que Musanov est "démocrate par conviction et il pense que la Bulgarie n'est pas un pays dans lequel pourrait gouverner un système autoritaire. Musanov ne rejette pas les idées national-socialistes pour l'Allemagne mais il les rejette pour la Bulgarie car il croit que les circonstances spécifiques qui règnent ici, la mentalité du peuple et la tradition imposent un gouvernement démocrate en Bulgarie". [163]

 

Lorsque l'on évoque l'acceptation du modèle nazi en Bulgarie, il ne nous paraît pas superflu de rappeler les mesures antisémites que le gouvernement avait introduites en novembre 1940, en dépit de l'opposition de certains cercles. On était d'avis que la question juive en Bulgarie n'avait pas la même signification qu'en Allemagne. Aux dires de T. Kozuharov, le directeur du journal "Slovo", les procédés gouvernementaux à l'égard des Juifs avaient créé du mécontentement parmi l'opinion publique. [164] En février 1943, un groupe de députés parlementaires rassemblés autour de Musanov avait exprimé une condamnation implicite à propos des mesures gouvernementales à l'égard des Juifs. Musanov estimait que le gouvernement s'était compromis par des interventions touchant à la propriété privée des citoyens et que par ces procédés il avait eu pour précédent d'ouvrir la voie à la communautarisation du système économique. [165]

 

Lorsqu'il s'agit de la déportation des Juifs domiciliés en Bulgarie, l'empereur Boris n'avait pas laissé beaucoup de place au doute, car en février 1943 il avait interdit la déportation des Juifs à partir des territoires de la Bulgarie d'avant guerre. En cela, il était soutenu par l'exarque. On calcule que la communauté juive en Bulgarie comptait environ 50.000 membres. [166]

 

Il convient de souligner que le gouvernement bulgare avait également exprimé ses réserves concernant le modèle totalitaire du grand chef. En octobre 1941 le commandant de la jeunesse oustachie Ivo Orsanic, lors d'une conversation avec Filov, avait fait remarquer qu'il manquait à la Bulgarie une personnalité au profil politique énergique. [167] Filov répliqua qu'à part l'empereur la Bulgarie n'avait pas besoin d'un grand chef de parti. Il justifia le concept de "gouvernement de fonctionnaires" en disant que les partis politiques bulgares n'avaient cessé de se "chamailler, aussi le peuple avait-il salué avec joie leur dissolution en 1934". [168]

 

Il faut toutefois prendre en compte que c'est par un oukaze de l'empereur à la fin du mois de décembre 1940 qu'avait été fondée la société légale de la jeunesse nationaliste bulgare Branik, au travers de laquelle le gouvernement avait tenté d'incorporer une soupape de sécurité et de canaliser l'activité des nationalistes de droite. Le président du gouvernement, Filov, lors de son discours au parlement de novembre 1941, avait signalé que le Branik disposait d'environ 30.000 membres et que le gouvernement avait pour but d'attirer "la jeunesse rurale et extra-scolaire". [169] Les membres de la société étaient pour la plupart recrutés parmi les légionnaires tandis qu la direction avait été confiée à Stefan Kleckov. L'opposition affirma que le gouvernement se dissimulait derrière le Branik afin de manipuler l'opinion publique et de "diluer et contrecarrer" l'alliance des légionnaires. Kleckov dut encaisser les accusations d'être un maçon. Zidovec nota en juin 1943 que le gouvernement envisageait de fonder un nouveau mouvement nationaliste qui aurait promu une justice sociale et réfréné l'idéologie gauchiste. Le mouvement devait à vrai dire être une courroie de transmission entre le gouvernement et les masses populaires. Il était évoqué que cette idée avait été soutenue au parlement qui appela cette organisation Opstestvena sila (Force publique). En rapportant cet événement, Zidovec émit l'opinion que le gouvernement avait enfin perçu que "le besoin existe d'une vie politique normale dans le pays et que le Gouvernement et le régime doivent effectivement s'appuyer sur le peuple". Cependant ce projet ne prendra pas racine. [170]

 

Bien qu'apôtres de diverses écoles d'opinion, les protagonistes de la droite nationale témoignaient d'un penchant pour instrumentaliser les mythes du propre passé. A vrai dire, ils étaient tous prisonniers de l'image d'une "grande Bulgarie". Cela transparaît fort bien au travers des passions qui émanaient des nationalistes bulgares à l'encontre de l'Italie, laquelle, avec le consentement de Berlin, s'était emparée le 19 avril d'une partie de la Macédoine et avait incorporé à la Grande Albanie les districts de Tetovo, Gostivar, Dabar et Struga. Le gouvernement tenta d'amener l'Italie à rectifier les frontières mais sans y parvenir. Cela offrit de grandes opportunités aux nationalistes de droite pour lancer des anathèmes à l'encontre de l'empereur qu'ils accusaient de ne pas avoir réussi à récupérer ce qu'on appelait les régions bulgares historiques. Même des politiciens libéraux, tel que l'était sans conteste N. Musanov, n'avaient pas pu réfréner leur fièvre nationaliste lorsqu'il s'agissait du "rassemblement de tous les pays bulgares qui sont injustement détachés". Musanov considérait que la Bulgarie n'avait pas encore assuré les frontières qui sont d'une importance vitale pour la sécurité du pays. Il critiquait le gouvernement en raison d'un concept flou en Macédoine et il qualifait la situation sur place de "honteuse". [171]

 

Un personnage singulier parmi les nationalistes est assurément l'ambitieux et extraverti général Hristo Lukov, qui avait assumé la fonction de ministre de l'armée entre 1935 et 1938. Certains le rangeaient parmi les libéraux car il consacra sa carrière militaire active à la lutte contre la Ligue armée. C'est lorsqu'il s'était trouvé aux faîtes du pouvoir que fut passé pendant l'été le décret-loi par lequel il était interdit de créer des groupes et des organisations dans l'armée sous peine de lourdes punitions. Lukov prônait obstinément la dépolitisation de l'armée comme en témoigne la critique qu'il adressa en septembre 1942 au président du gouvernement Filov, dont il dira qu'il "politise l'armée, ce qui est bien sûr une très mauvaise chose et ce que dans l'histoire de la Bulgarie un seul homme avait recherché, à savoir Damjan Velcev et sa ligue". [172] Cependant Lukov lui-même n'était pas sans ambitions politiques.

 

En février 1942, Lukov parvint à réconcilier plusieurs courants de légionnaires et à en prendre la direction tout en ayant de vastes plans de collaboration et de fusion avec les combattants. [173] Lukov avait agi avec l'idée claire que le gouvernement bulgare était un groupement de fonctionnaires sans visages "qui courent toujours après les événements et ont peur face aux démarches résolues". Il soutenait que l'élite bulgare se composait principalement de conservateurs, d'opportunistes et de routiniers qui préservaient leurs places. Depuis l'époque turque la Bulgarie avait qualifié de telles personnes de corbadzija (provenant du turc : seigneur). Bien qu'il eût été en bons termes avec la cour (parrain de baptême du prince-régent Simeon), Lukov recourrait à des arguments cinglants à l'égard de l'empereur à qui il reprochait de ne pas créer la situation mais plutôt de suivre les événements et de s'y conformer. [174] Motivé par le souhait de l'écarter de la scène publique, le gouvernement offrit à Lukov le poste d'ambassadeur à Ankara. 

 

Cependant, le général Lukov sera assassiné dans un attentat organisé par les communistes le 13 février 1943. Par le meurtre de Lukov l'affrontement entre les nationalistes de droite et le gouvernement allait traverser sa phase la plus critique. La police arrêta environ 200 personnes à Sofia. Les nationalistes de droite accusèrent le gouvernement d'avoir mal orienté les mesures punitives en affectant les 3/4 de la police politique à la surveillance des légionnaires et des combattants. Le président Filov apaisa leur fureur en déclarant que le gouvernement et l'opposition luttaient sous la même bannière nationale et que le gouvernement "ne poursuit pas et ne prétend pas poursuivre" les nationalistes de droite. [175]

 

Lukov disparu, c'est A. Kantardziev qui allait acquérir une influence décisive sur la scène de l'opposition. Il s'agissait d'un vétéran de la Première Guerre mondiale, officier de réserve et l'un des fondateurs des combattants en 1936. Kantardziev était probablement le plus incisif pour articuler les critiques que les milieux conservateurs enivrés par l'esprit nationaliste adressaient au régime impérial. Il disposait de ses propres informateurs parmi l'appareil policier et dans divers ministères, il aspirait en fait à ce que les combattants s'emparent formellement des plus importantes fonctions de l'Etat. Quoiqu'ils se fussent prononcés pour la diminution des prérogatives de l'empereur, les combattants n'allaient pas jusqu'à vouloir renverser la dynastie par la force. Lorsqu'il est question du NDH, Kardardziev lui adressait de vives déclarations de soutien, étant persuadé que seuls les nationalistes bulgares "peuvent comprendre la liaison de destin" entre les deux pays et que "la grande Bulgarie et la Croatie entièrement indépendante assurent un nouvel ordre dans les Balkans". Du reste, les combattants se voyaient comme des gens d'avenir et Kantardziev fit passer à Pavelic le message plein d'entrain selon quoi "un jour lorsqu'ils prendront le pouvoir en Bulgarie ils collaboreront complètement avec Vous et la Croatie".

 

Ce n'est pas pour rien que nous avons évoqué les vues nationalistes bulgares mais bien pour montrer ce en quoi la Croatie était intéressante comme partenaire stratégique. En un mot, les nationalistes s'étaient fait les avocats tenaces d'un pacte bulgaro-croate qui aurait eu pour effet de créer une zone de sécurité vis-à-vis de la Serbie. Le pacte aurait également servi de barrage envers une Italie interférant dans la politique balkanique. On retrouve un tel éventail d'idées chez les légionnaires et les combattants pour qui la Croatie se révèlait être une bonne place de défense contre l'expansionnisme serbe et italien.

 

Des adeptes des combattants tels que S. Radev désignent la Serbie comme "l'ennemi juré" de la Bulgarie. [177] Kantardziev suspecte ouvertement l'Italie de "vouloir gouverner l'ensemble des Balkans", et il lui dénie le titre de grande puissance. Selon une définition malveillante de Kantardziev, l'Italie "représente la cohue" au bas mot, et l'on y mène quatre politiques différentes : celle de Mussolini, celle de l'Eglise catholique, celle de la famille royale et celle de l'armée. Il considère que la Bulgarie et la Croatie ne devraient pas laisser aux hasards du temps leur règlement de compte avec l'Italie (aussi bien en Macédoine qu'en Dalmatie). [178]

 

Des sentiments anti-italiens existaient également parmi les légionnaires. Le général Lukov ne cachait pas son penchant pour un pacte bulgaro-croate qui aurait été dirigé contre les appétits révisionnistes de l'Italie. Dans maintes de ses déclarations il stigmatise la politique italienne qui cherche à modifier le statu quo dans les Balkans aux dépens de la Croatie. En janvier 1942, Lukov affirma : "Maintenant que les Serbes sont abattus nos ennemis jurés sont les Italiens. De ce fait il nous faut vivre avec les Turcs et les Roumains et il nous faut créer une solide alliance avec vous les Croates de manière à ce que nous puissions régner sur les Balkans et repousser l'invasion italienne." [179]

 

En définitive, nous pourrions conclure que les nationalistes bulgares étaient bien mieux instruits des problèmes de la politique extérieure croate que de ses difficultés internes. Lorsque la presse croate commença à parvenir en Bulgarie, beaucoup furent stupéfaits par les proportions qu'avaient atteint les luttes intestines dans le NDH. Zidovec nota que parmi les cercles bulgares régnait "l'ignorance de l'étendue dans laquelle nous devons nous battre contre le communisme". Il réagira d'une façon tout à fait inadéquate en proposant que du côté croate "la censure ne laisse pas passer de telles nouvelles à l'étranger". [180]

 

Mais quelle qu'ait pu être l'approche vis-à-vis de la Croatie quand il s'agit du gouvernement et du bloc des nationalistes de droite, il n'en reste pas moins que l'élite politique bulgare était extrêmement sensible au fait que Ivan Mikhailov, le chef de l'ORIM, avait passé la quasi-totalité de la guerre à Zagreb et que les Oustachis lui avaient attribué le rôle d'une sorte de citoyen d'honneur. C'est pourquoi il n'est pas possible de parler des relations bulgaro-croates sans au passage diriger son attention sur Mikhailov et la "question macédonienne".

 

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[154] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 43 du 17 octobre 1942.

[155] HDA, MVP NDH, PS, TPI, num. 53 du 26 décembre 1942.

[156] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec IPI, num. 1 datant du 3 mars. Le lobby nationaliste considérait que l'empereur était doté de grandes capacités manipulatrices. En décortiquant les changements permanents de sa politique extérieure, Kantardzijev confirma qu'en 1934 Boris III avait été prêt à mettre partiellement en oeuvre le plan français suivant lequel la Bulgarie, la Yougoslavie, la Roumanie, la Pologne, la Grèce et la Turquie auraient créé un bloc contre l'Allemagne. Il avait préalablement posé la condition que la Yougoslavie rende Strumica, Caribrod et Bosiljevgrad à la Bulgarie. L'attentat sur le roi yougoslave Alexandre entrava ces projets.

[157] HDA, MVP NDH, PS, Zidovec V.T. num. 154/41 du 23 novembre 1941.

[158] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 29 du 19 septembre 1942.

[159] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, IPI, num. 3 du 23 avril 1942.

[160] Georgij Radev, chef des légionnaires, s'était déclaré en faveur d'une "Bulgarie national-socialiste, contre la Bulgarie ploutocratique maço-juive". Déçu par les faibles perspectives de s'emparer du pouvoir, Radev estimait que le gouvernement où siégeaient "les anglophiles de la veille et les amis de la Serbie" avait commis une trahison, aussi les combattants et les légionnaires n'avaient-ils rien à y chercher. HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 43 du 17 octobre 1942.

[161] HDA, MVP NDH, PS, V.T. num. 178/41, V. Zidovec, Notes sur l'entretien avec l'ex ministre président Cankov en date du 26 novembre 1941.

[162] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, Prikaz danasnje Bugarske, livre 1. Portret Aleksandra Cankova.

[163] Musanov avait dit de lui-même qu'il était "un ami de la France mais qu'il était aussi ami de l'Allemagne et qu'il n'était pas vrai qu'il était anglophile. Il était pour que la Bulgarie mène une politique indépendante qui aurait correspondu aux seuls intérêts bulgares. Il avait été contre l'adhésion au pacte Tripartite de même que contre la déclaration de guerre à l'Amérique et l'Angleterre du fait qu'il considérait que la Bulgarie devait se soucier de son destin et de son avenir et non pas lier son destin avec le sort de l'Allemagne". HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI num. 63 du 17 octobre 1942.

[164] Selon Kozuharov, les juifs Bulgares avaient "plus ou moins vécu tout à fait comme des petites gens ordinaires" tandis qu'un grand nombre d'entre eux était des "ouvriers ordinaires". Zidovec avait émi l'avis que les Juifs "de l'ancienne Bulgarie" avaient été épargnés en raison d'un lien sanguin avec l'économie bulgare. HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI num. 11 du 13 mars 1943. Cependant, en mai 1943, le ministère bulgare des Affaires étrangères accorda un délai de trois jours aux Juifs afin qu'ils quittent volontairement la ville. Le ministre Gabrovski avait prévu que ne restent dans la ville que 600 Juifs "privilégiés" et "civilement mobilisés". Les mesures furent justifiées pour des raisons de sécurité. HDA, MVP NDH OPBI, V. Zidovec V.T. num. 81/43, Mesures contre les Juifs, Sofia 24 mai 1943.

[165] Selon les sources bulgares de mars 1943, environ 11.400 Juifs de Thrace, de Macédoine et de la région de Pirot avaient été déportés en Pologne. Cf. E. Statelova et S. Grncarov, Istorija na nova Blgarija, 644.

[166] J. Tomasevich, War and Revolution, 589. L'auteur avance l'information que selon l'accord bulgaro-allemand de février 1943, environ 7.300 Juifs de la Macédoine de Vardar et de la Macédoine égéenne avaient été déportés, la plupart ayant terminé dans le camp de Treblinka.

[167] Déjà dans ses articles de 1940, Orsanic emploie la définition de leader auquel il attribue des caractéristiques autoritaires : "le leader ne supporte pas la discussion car la discussion est base de suspicion, et tout leader est autoritaire". Pour savoir combien cette définition est liée avec la vision politique globale d'Orsanic, voir D. Zanko, Svjedoci, Domovinsko izdanje, Zagreb 1998, 328-354.

[168] HDA, MVP PS, V. T. num. 87, V. Zidovec, Notes sur l'entretien avec le président du gouvernement Filov en date du 27 octobre 1941.

[169] HDA, MVP NDH, PS, T. num. 18/41, Discours du ministre président Mr le prof Dr Filov au Parlement national le 19 novembre 1941.

[170] Selon la déclaration de A. Nikolajev, le directeur de la presse bulgare, cela n'avait été "nullement un parti parce que le gouvernement prolongeait le régime sans parti, et c'était plutôt une sorte d'organisation générale". Zidovec fournit l'information que le Parlement lors de la séance du 9 juin avait marqué son accord avec l'idée gouvernementale et que le gouvernement avait affecté environ 100 millions de leve pour l'organisation d'une Force publique. HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 25 datant du 19 juin 1943.

[171] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 47 du 14 novembre 1942.

[172] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 15 du 26 septembre 1942.

[173] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 5 du 31 janvier 1942. En janvier 1943, une fraction des légionnaires accusa Lukov d'avoir sapé l'autorité de l'empereur et d'avoir abusé des légionnaires dans sa lutte pour le pouvoir personnel. La conduite sur l'organisation lui fut retirée pour passer à nouveau dans les mains de I. Docev. Les Allemands étaient d'avis que Lukov avait écorné son prestige politique en mêlant les légionnaires avec cette "peu sérieuse organisation d'école secondaire." V. Zidovec, TPI, num. 5 du 30 janvier 1943.

[174] HDA, MVP ND, PS, Rapport politique de V. Zidovec datant du 27 décembre 1941 ; V. Zidovec TPI, num. 11 du 13 mars 1942.

[175] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 9 datant du 27 février 1943 ; TPI num. 16 du 17 avril 1943.

[176] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, PPI, num. 3 du 29 avril 1942 et PPI num. 4 du 11 juin 1942.

[177] HDA, MVP PS, V. Zidovec, TPI, num. 13 du 27 mars 1943.

[178] HDA, MVP PS, V. Zidovec IPI, num. 1 du 1er au 3 mars 1942.

[179] HDA, MVP NDH PS, V. Zidovec, TPI, num. 2 du 10 janvier 1942.

[180] HDA, MVP NDH, PS, V. Zidovec, TPI, num. 24 du 11 juillet 1942.


 

Source : Nada Kisic Kolanovic - Zagreb-Sofija - Prijateljstvo po mjeri ratnog vremena 1941-1945 (Zagreb-Sofia - Une amitié à l'aune des temps de guerre), Hrvatski Drzavni Arhiv Dom i Svijet 2003, p 43-90.

 

La suite

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Bulgarie-Croatie

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