Davorin Trstenjak

Publié le 4 Novembre 2009

 Davorin Trstenjak  (1848-1921)

 

 


Originaire de Croatie, Davorin Trstenjak appartenait à un petit pays européen, ce qui a certainement contribué à forger en lui la conviction que la liberté était le bien le plus précieux de l'homme. Cet enseignant et théoricien de l'éducation a consacré sa vie entière à défendre et promouvoir l'idée de liberté, qui est au centre de sa philosophie. Aucun éducateur croate, avant ou après Trstenjak, n'a aussi fortement insisté sur le rôle de la liberté dans l'éducation, et peu nombreux sont les pédagogues qui ont fondé leur oeuvre théorique et pratique sur ce concept. Trstenjak peut donc à juste titre être considéré comme l'un des fondateurs de la pédagogie émancipatrice moderne, qui constitue un courant majeur de l'éducation contemporaine.  

 

Les conceptions de Trstenjak en tant qu'enseignant étaient pleinement conformes à ses convictions personnelles. Il aimait la liberté plus que tout et a inculqué cet amour aux milliers d'élèves auxquels il a enseigné, et dont il a partagé les préoccupations et les joies.

 

Il est né le 8 novembre 1848 à Krčevine, petit village perdu de l'Empire austro-hongrois qui n'avait pas été touché par la grande révolution européenne. Son amour de la liberté s'est manifesté dès son jeune âge : "L'école secondaire était un lieu de torture pour moi" [1], devait-il écrire une fois adulte, se remémorant l'autoritarisme de l'enseignement d'Herbart, qui étouffait la personnalité des élèves à tous égards et dont le but était de fabriquer des sujets dociles, capables de répéter tout ce qu'on leur enseignait dans le cadre de la doctrine officielle. Evoquant, dans l'autobiographie qu'il a rédigée peu avant sa mort, cette difficile période où il tentait laborieusement de se réaliser, Trstenjak écrit : "Dès mes jeunes années, la liberté de pensée a été ma déesse." [2]

 

A sa sortie de l'école normale, il commence à enseigner, d'abord à Karlovac (1871-1889), puis à Kostajnica (1889-1899) et à Gospić (1899-1908). Effarouchées par ce libre penseur, les autorités le contraignirent à la retraite en 1908. Pendant les treize dernières années de sa vie, toutefois, son activité s'était encore accrue, et il publia une série d'ouvrages ainsi que plusieurs centaines d'articles.

 

Il mourut à Zagreb, le 10 février 1921, pauvre et méconnu, mais indépendant et fidèle à lui-même. Dans son testament, il demanda que son corps soit incinéré (ce qui était choquant à l'époque) et que ses cendres soient enterrées sans cérémonie. Il légua son modeste bien à des établissements d'enseignement, dernier acte de foi en la mission de l'éducation. 

 

 

Un partisan de la liberté


Toujours du côté des enseignants et des élèves, jamais de celui des institutions, il écrivait en 1908 : "Les écoles, les maîtres et les élèves seront libérés par ceux qui sont prêts à se vouer avec abnégation et enthousiasme au développement de l'éducation ; ceux qui luttent et qui tombent pour atteindre ce but ; ceux qui sont l'âme des divers lieux d'enseignement ; ils seront également libérés par tous ceux qui envoient leurs enfants à l'école." [3] Son profond attachement personnel à la liberté a progressivement engendré une conception philosophique de cette même liberté considérée comme l'idéal et la finalité les plus nobles de l'humanité, conception fondée essentiellement sur l'étude que Trstenjak avait faite de Socrate, de Rousseau, de Pestalozzi et de Nietzsche.

 

Selon D. Franković, le meilleur biographe de Trstenjak à ce jour, celui-ci a été le premier éducateur croate à avoir mis l'homme en tant que "lutteur" [4] au centre de l'éducation. Même à l'échelon international, Trstenjak est absolument unique par la clarté, la véhémence, la cohérence et la rationalité méthodologique de sa thèse, selon laquelle la liberté et l'effort en vue de l'auto-émancipation doivent être les idéaux de l'éducation ; telles sont les raisons pour lesquelles cet éducateur formé aux confins de l'Europe mérite d'être présenté à un public plus vaste.

 

Davorin Trstenjak avait compris, il y a cent ans, que l'histoire devait être définie comme la lutte menée péniblement par l'homme pour accéder à une pleine émancipation. Il soutenait que l'évolution se faisait dans le sens de l'affirmation d'unités collectives de plus en plus petites. Sa thèse fut confirmée par le cours des événements : après la première guerre mondiale, plus de cinquante Etats nouveaux ont été créés, et ce chiffre a doublé après la seconde guerre mondiale. L'Organisation des Nations Unies comprend aujourd'hui plus de 180 Etats membres et un certain nombre de nations luttent encore pour leur indépendance. Dans ce mouvement en faveur de l'émancipation, les écoles ont un rôle déterminant à jouer. Socrate ayant été le premier à affirmer l'importance cruciale de l'éducation pour l'épanouissement de l'homme, Trstenjak a vu en lui, très justement, un précurseur de la pédagogie émancipatrice.

 

Dans le système conçu par Trstenjak, la liberté est considérée comme la composante essentielle, le pivot de toute l'activité de l'homme. Chaque être humain éprouve de façon intuitive le besoin d'être libre. L'anthropologie et la pédagogie doivent analyser cette aspiration à la liberté, en marquer les limites et trouver un modus vivendi qui permette la coexistence des différentes libertés nécessaires à tous les individus pour coexister. Trstenjak était persuadé que seule une éducation émancipatrice pourrait améliorer la condition humaine ; il était également convaincu du pouvoir émancipateur de l'imagination créatrice d'ordre scientifique ou artistique : "Dans l'Antiquité, l'homme était éduqué pour servir l'Etat ; au Moyen Age, il l'était pour servir l'Eglise et, à l'époque moderne, il est éduqué pour être lui-même, c'est-à-dire un homme." [5] Si, dans l'antiquité classique, les méthodes pédagogiques étaient fondées sur la coercition et, au Moyen Age, sur la prière, elles doivent aujourd'hui s'appuyer sur l'effort créateur, la science, la technologie et le travail, c'est-à-dire les activités qui permettent à l'homme d'élargir l'horizon de sa liberté. C'est pourquoi Trstenjak ne faisait pas grand cas des partis politiques : pour lui "le progrès technique est la base de l'épanouissement de l'homme, et c'est seulement après avoir inventé les outils et les moyens de production que l'homme a pu s'élever au-dessus de l'animal. C'est alors qu'il a commencé à se construire un empire distinct, gouverné par des règles différentes, qui n'existent pas ailleurs dans la nature." [6]

 

 

Enseigner à apprendre


Aujourd'hui encore, de nombreux théoriciens de l'éducation estiment que la tâche principale de l'école et de l'éducateur consiste à transmettre à la jeune génération l'expérience acquise par l'humanité au long de son histoire. Trstenjak a été parmi les premiers à se rendre compte que cette notion était contradictoire parce qu'en mettant l'accent sur le vécu traditionnel on étouffait l'instinct inné de liberté chez les jeunes. Traités comme des éponges qui absorbent tout ce qu'on leur dit, les élèves seront incapables de créer quoi que ce soit de nouveau. Conscient de cela, Trstenjak prit le contre-pied de la tradition autoritaire en pédagogie et insista sur le fait qu'il importe d'"enseigner à apprendre", de préparer les jeunes à faire preuve d'imagination et d'indépendance, au lieu de leur faire emmagasiner passivement des informations qu'ils restituent mécaniquement lors des examens. Si Trstenjak a fait sien le précepte Ars docendi imitatur artem discendi [l'art d'enseigner imite l'art d'apprendre], il ne s'est jamais totalement rallié à une approche centrée sur l'enfant. Il a préconisé une synthèse se situant entre l'orientation et le développement spontané. Pour permettre une émancipation réelle de l'individu, l'éducation devrait être conçue comme une forme d'aide, de communication, de compréhension et d'amour, de collaboration créatrice. Là encore, son idée de la liberté joue un rôle primordial. L'homme peut être éduqué uniquement parce qu'il est ontologiquement orienté vers la liberté. C'est pourquoi il accepte (et réclame) l'activité qui accroît sa liberté et, inversement, résiste à tout ce qui la lui vole, comme le dit Sartre. Si, à chaque étape de l'histoire, les hommes sont relativement libres, ils comptent également parmi eux des êtres humains qui ont besoin d'éducation pour se réaliser.

 

La pédagogie en tant que science doit être centrée sur une communication fructueuse entre l'élève et les valeurs sociales. Son objet essentiel est non pas le "quoi", mais plutôt le "comment". Premièrement, la pédagogie doit éveiller l'intérêt des enfants et des jeunes à l'égard des sciences et de la technologie ; deuxièmement, elle doit les aider à saisir ce qui est essentiel dans les connaissances nouvellement acquises ; troisièmement, elle doit leur permettre de passer de la compréhension à l'action effective ; quatrièmement, elle doit les aider à évaluer l'éducation et l'apprentissage ; enfin et surtout les mettre en mesure de gérer leur propre liberté.

 

Si les sciences de l'éducation son axées essentiellement sur la communication, elles doivent également mettre l'accent - et Trstenjak ne s'y est pas trompé - sur le processus d'éducation et son catalyseur, l'enseignant. Trstenjak a écrit sur le rôle du maître des pages chaleureuses et passionnées, inspirées par sa propre expérience. A ses yeux, le talent de l'éducateur est comparable à celui de l'artiste. L'artiste peut apprendre la grammaire ou l'histoire de l'art, voire des rudiments de stylistique, mais la virtuosité et l'imagination ne s'acquièrent pas. De même, un éducateur peut et doit apprendre beaucoup de choses, mais sans talent particulier il ne saurait devenir un grand pédagogue. Ainsi, le don suprême pour le maître est le don de communiquer.

 

Les témoignages de ses anciens élèves révèlent que Trstenjak s'y entendait comme personne pour communiquer avec son auditoire. [7] Avec toute l'intuition d'un pédagogue-né, il savait que ses élèves avaient besoin d'un formation qui engage toute leur personnalité. Il stimulait judicieusement leurs facultés cognitives, émotives et psychomotrices, variant souvent ses méthodes, adoptant une approche globale. En bref, il jouait le rôle d'animateur pour les laisser ensuite traiter l'information par eux-mêmes. Il savait que c'est seulement après que les aptitudes des élèves ont été libérées sous l'influence du maître que le processus d'éducation peut se muer en auto-éducation, processus pendant lequel les élèves apprennent à se comporter d'une façon nouvelle, plus libre et plus résolue. Trstenjak savait aussi que la société n'aurait jamais tous les enseignants douées dont elle a besoin, mais il était néanmoins d'avis que les éducateurs dépourvus de talent ne devaient pas être autorisés à pénétrer dans les salles de classe : "Ceux qui pensent qu'il existe dans le monde une mission plus éleveé que celle de l'enseignant ne savent rien de ce métier" a-t-il écrit. [8] Il envisageait l'enseignement ainsi : "Les meilleures écoles sont celles qui forment les enfants à être leur propre maître, qui leur inculquent la volonté et la capacité de travailler au lieu de leur enseigner simplement à être sages et obéissants aussi longtemps que l'éducateur a l'oeil sur eux. Il faut apprendre aux enfants à devenir des hommes qui n'auront pas besoin de surveillance dans la vie quotidienne et les éduquer de façon qu'ils puissent se dominer." [9] Ainsi, la voie de la liberté mène toujours de l'éducation à l'auto-éducation. Il appartient donc à chaque éducateur d'émanciper ses élèves, de leur ouvrir des perspectives nouvelles, de leur enseigner à apprendre, à travailler et à créer au lieu de remplir leur tête d'idées toutes faites. Le seul impératif pour l'enseignant est de savoir transmettre et communiquer, se savoir utiliser les métaphores qui permettront de présenter les connaissances sous une forme aussi vivante et concrète que possible. L'école n'est pas seulement une préparation à une vie ultérieure ; elle est la vie elle-même où les élèves mettent leurs aptitudes à l'épreuve tout en devenant libres.

 

Résumant par la suite sa vie et son oeuvre dans une biographie intitulée "Ce que j'ai voulu (1914), Trstenjak a donné l'interprétation suivante de son engagement personnel : "J'ai voulu que mes élèves soient exemplaires et qu'ils se transforment spirituellement et moralement. J'ai voulu que nos compatriotes soient aussi émancipés, aussi honnêtes, travailleurs, heureux, libres et épanouis que possible, et j'ai oeuvré pour atteindre ce but à l'intérieur comme à l'extérieur de l'école [...]. Je suis heureux de ne pas avoir vécu en vain [...], d'avoir apporté ma modeste contribution à l'édification de notre culture." [10] Cette contribution a donné naissance à une oeuvre impressionnante : une quarantaine de livres et quelque cinq cents essais. 

 

 

Le défenseur de la liberté


Davorin Trstenjak a consacré sa vie entière à lutter pour son émancipation et celle de sa nation ; son idéal en matière d'éducation devrait nous intéresser aussi longtemps que la liberté comptera pour nous. Voyant dans la liberté le dénominateur commun de tout ce qui est humain, Trstenjak se faisait la plus haute idée de l'éducation et de la vie humaine en général. Il avait une vision pluraliste de la liberté, estimant que chaque individu, chaque nation peut accéder à l'indépendance - en association avec les autres, mais aussi sur la base de leurs propres besoins en matière de créativité. C'est en cela qu'il était un véritable humaniste progressiste.

 

L'autre apport incontestable de Trstenjak est sa théorie sur l'enseignant et sur la communication dans l'éducation. Comme nous l'avons vu, il a conçu l'idée de l'éducateur-artiste, de l'enseignant à la fois animateur et créateur. Pour lui, le maître ne peut pas usurper le droit sacré de l'élève à être lui-même. Il n'est là que pour l'aider à s'épanouir, à se servir de ses dons ; l'éducation fait en réalité partie de la praxéologie, une branche des sciences de l'action humaine. Estimant qu'il s'agissait en fait d'auto-éducation, il était convaincu que, en définitive, ce sont les élèves qui façonnent eux-mêmes leur personnalité. L'éducateur n'a qu'un rôle d'assistant, aidant l'homme à se former et à se réaliser lui-même par le travail, le libre-échange d'idées et l'audace créatrice. Les écoles, considérées comme des organisations au service de l'éducation, devraient en conséquence être radicalement transformées afin de devenir de véritables lieux d'apprentissage où tous ceux qui participent au processus d'éducation seraient libres, égaux et respectueux les uns des autres. D. Trstenjak a toujours eu présente à l'esprit la maxime de J.A. Comenius "omnes, omnia, omnio", (enseigner à tous, tout, totalement). Il y adhéré du début à la fin de sa carrière et, mieux encore, il a tout fait pour la mettre en pratique.

 

Afin de lui rendre hommage pour les services qu'il a rendus à son peuple, la patrie de Davorin Trstenjak a créé une distinction à son nom qu'elle décerne chaque année aux enseignants qui poursuivent son oeuvre d'éducation émancipatrice. 

 

Notes :

 

[1] D. Trstenjak, Uzgoj čovjeka [L'éducation de l'homme], Zagreb, 1917, p. 27. 

[2] D. Trstenjak, Što sam htjeo [Ce que j'ai voulu], Pedagoški Arhiv, Zagreb, 1914, p. 7. 

[3] D. Trstenjak, Slobodna škola [Une école de la liberté], Zagreb, 1918, p. 23-29. 

[4] D. Franković, Davorin Trstenjak - borac za slobodnu školu [Davorin Trstenjak ou le défenseur de l'école de la liberté], Školska Knjiga, Zagreb, 1978, p. 149. 

[5] D. Trstenjak, Slobodna škola [Une école de la liberté], op. cit., p. 1. 

[6] D. Trstenjak, Prirodni uzgajatelji [Enseignants dans l'âme], Zagreb, 1907, p. 9. 

[7] J. Radošević, "Davorin Trstenjak kao učitelj" [Davorin Trstenjak, enseignant], Učitelj, Belgrade, n° 10, 1931. 

[8] D. Trstenjak, Zreo učitelj [L'enseignant accompli], Zagreb, 1907, p. 127. 

[9] D. Trstenjak, Što sam htjeo [Ce que j'ai voulu], op. cit., p. 11. 

[10] Ibid

 

Par Neđeljko Kujundić

 

Ce portrait de Trstenjak a été publié dans Perspectives, vol. XVI, n° 4, 1986. 

Source : hinfo.humaninfo.ro

 

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Intellectuels et activistes

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