La réception d'André Gide en Yougoslavie

Publié le 15 Novembre 2010

La réception d'André Gide en Yougoslavie

 



André Gide représente un phénomène particulier dans la culture française à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle. Il n’appartient à aucun courant littéraire particulier, mais on trouve dans son oeuvre l’adoration symboliste de l’art, qui est au-dessus de la vie, l’inquiétude existentialiste, la rébellion surréaliste, l’engagement communiste dans la valorisation de la réalité sociale. La particularité de Gide est d'avoir dépassé le symbolisme avant que le mouvement ne s'éteigne, d'avoir traité en théâtre le problème de la vie trois décennies avant Sartre et Camus, d'avoir inspiré le surréalisme à l'époque où Les Nourritures terrestres et Les Caves du Vatican étaient derrière lui, d'avoir défendu le communisme à l’époque où il n'était pas bien vu de défendre les idées de gauche en France où dominaient celles de droite, et d'avoir critiqué la praxis de la pensée communiste, ce qui provoqua le courroux des communistes soviétiques.

André Gide n'a pas changé, ce n'est que la réception de Gide qui a changé et qui oscilla, dans la société française, entre l'approbation et la désapprobation. Mais tel n'était pas seulement le cas dans la société française, ce que va montrer cet article sur la réception de Gide en Yougoslavie, dans un pays qui avait été créé dans la Grande Guerre, et qui a été détruit dans les guerres ethniques de la dernière décennie du XXe siècle. Dans le sens linguistique, il s'agit de la réception des écrits d'André Gide en serbo-croate, la langue officielle des compatriotes – les Serbes et les Monténégrins orthodoxes, les Croates catholiques et les Bosniaques musulmans.

La littérature pour ce bref aperçu sur la réception de Gide en Yougoslavie est issue des recherches dans le domaine de la réception publiées en 1958 à Zagreb par Mate Ujević (Les Données bibliographiques sur la littérature française chez les Yougoslaves), en 1965 à Sarajevo par Midhat Samić (Un Précis des traductions en serbo-croate des auteurs et des oeuvres français dans la période 1945-1963), et en 1995 à Belgrade par Slađana Prica (André Gide dans la littérature traduite et la critique littéraire serbes).

On peut parler de deux types de réception de l'oeuvre de Gide en Yougoslavie, comme il en allait en France : d'un côté la réception socio-idéologique et de l'autre la réception critique formelle. La réception socio-idéologique envisage l'oeuvre de Gide sous la lumière de la réalité sociale et des convictions politiques. Que cette approche soit hors-littéraire et n'ait aucun lien avec le jugement artistique est d'autant plus clair que c'étaient les mêmes cercles, soit culturels soit politiques, qui avaient d'abord accepté Gide pour leur maître et qui après le rejetèrent comme un traître. La réception socio-idéologique portait la signature des surréalistes et des communistes. On peut aussi y inclure les réactions des institutions chrétiennes.

Les surréalistes belgradois ont publié en 1923 dans leur magazine Chemins (Putevi) la traduction des Pages du Journal de [passage non lisible] empruntées au magazine français Littérature. Dans la culture yougoslave, presque en même temps qu'en France, on a parlé de l'acte gratuit et de la disponibilité, bien que jusqu'alors aucune oeuvre de Gide n'avait été publiée à Belgrade en un volume. La même année quand les surréalistes serbes ont découvert André Gide, le critique Velibor Gligorić a publié dans la revue Le Carrefour (Raskrsnica) l'article sur l'édition parisienne de l'écrit Dostoievsky, un recueil des conférences de Gide sur le romancier russe que l'on connaissait peu en France mais qui était assez connu dans les cercles culturels yougoslaves. Après un début d'approbation, les surréalistes yougoslaves, à l'instar de leurs collègues français, ont reproché à Gide d'avoir trahi la philosophie de vie qu'il avait inaugurée dans Les Caves du Vatican.

Les socialistes et les communistes yougoslaves, de même que ceux en France, avaient d'abord loué l'engagement social de Gide, mais lorsqu'il eut pris ses distances à l'égard de la praxis soviétique qui a trahi les idéaux communistes, ils commencèrent à ne voir désormais qu'un bourgeois décadent en celui qu'ils avaient appelé humaniste. A Belgrade, le 23 février 1935, dans un article publié dans le journal Les Idées (Ideje), Jovan Banko a informé les lecteurs sur la conférence de Gide prononcée lors d'une des réunions du cercle communiste à Paris. Le 30 août de cette année 1935, le journal monténégrin La Pensée libre (Slobodna misao), à Nikšić, a publié la traduction du discours tenu par Gide à l'enterrement de Maksim Gorki à Moscou. En 1937, à Belgrade, le journal socialiste L'Autogestion (Samouprava) a publié en seize numéros la traduction du livre Retour de l'U.R.S.S.. Pour cette occasion, le journal Le Temps (Vreme) a publié le 14 février 1937 l'interview avec Gide soussignée par Miodrag Svetovski.

Lorsque Gide a publié Retouches à mon retour de l'U.R.S.S. en 1937, il s'est produit un changement de réception chez les communistes, aussi bien français que soviétiques. Les socialistes du Royaume de Yougoslavie d'avant-guerre, tout comme les communistes dans la République socialiste de Yougoslavie d'après-guerre, ont durement critiqué Gide contre lequel s'accumulaient les accusations. D'abord surréaliste puis socialiste, Đorđe Jovanović a publié en 1940 à Belgrade une étude idéologique en une centaine de pages intitulée André Gide ou l'impuissance d'un individualisme décadent. A propos du Prix Nobel en 1947, Politika, le premier quotidien yougoslave crée en 1904, a emprunté à la presse soviétique l'article Un Traître Prix Nobel (le 6 décembre 1947, no 12786, p. 5). André Gide, jusqu'à sa mort en 1951, dont Politika n'a pas informé ses lecteurs, était nommé dans la presse yougoslave «écrivain décadent» et «traître du peuple français dans la guerre contre le fascisme». Dans le Journal littéraire (Književne novine), Eli Finci, critique renommé à l'époque, a levé sa voix contre «le traître qui a touché 120 000 des couronnes suédoises». Trois ans plus tard, le même critique a écrit dans le magazine La Littérature (Književnost) que Gide, «écrivain important», est mort.

Le changement de réception de Gide en Yougoslavie est en liaison directe avec le climat politique qui se reflétait en permanence sur la vie culturelle strictement contrôlée. L’année 1948 marque la rupture politique entre les communistes yougoslaves et soviétiques. Le conflit de Tito, guide de la révolution socialiste en Yougoslavie, avec Staline s'est répercuté sur la vie culturelle de telle manière que l’on cessa d'emprunter les convictions soviétiques et que, dans une certaine mesure, s'ouvrit l’espace pour une approche plus libre de la culture d’Europe occidentale. Bien sûr, les choses ne se déroulèrent ni vite ni dès le premier coup, comme le montre le fait que le quotidien Politika négligea d'annoncer la nouvelle sur la mort d’André Gide. Le changement d'opinion des communistes yougoslaves apparaît le mieux au travers de l’article de Nusret Seferović, publié dans l’hebdomadaire NIN le 23 novembre 1952, où l’auteur dit : » libérés des illusions soviétiques, tous les gens d’esprit libre, les marxistes yougoslaves notamment […] peuvent facilement se rendre compte à quel point les conclusions et les considérations de Gide étaient justes. »

André Gide était le sujet de l’approbation et de la désapprobation des institutions chrétiennes, à ceci près qu'en Yougoslavie les réactions de ce genre étaient certainement dénuée de toute importance, ce qui n’était pas le cas dans la France catholique. Cela avant tout parce que le rôle de l’Eglise dans la société communiste, officiellement proclamée société athée, était restreint à un cercle étroit rejeté par la société. La revue catholique Le Bon Pasteur (Dobri Pastir) approuva la décision du Vatican du 2 avril 1952 de mettre les oeuvres de Gide à l’Index librorum prohibitorum. L’Eglise serbe orthodoxe, au contraire, publia en 1959 dans sa revue Le Missionnaire orthodoxe (Pravoslavni Misionar) un extrait des Nouvelles Nourritures.

La réception critique formelle, plus tournée vers un jugement esthétique, se développa à l'opposé de la réception socio-idéologique, d'abord reflétée dans le jugement positif puis dans le jugement tout à fait négatif des surréalistes, aussi bien communistes que catholiques, qui traitait plutôt de la figure morale et sociale de Gide. En France comme en Yougoslavie André Gide fut d'abord restreint à un cercle étroit des critiques et des auteurs qui composaient ses lecteurs, puis il devint un auteur connu dont les oeuvres seront réimprimées.

Dans la troisième décennie du XXe siècle, lorsque André Gide était en France «le contemporain capital », et que l’on préparait l’édition de ses oeuvres en allemand, en revanche en Yougoslavie il restait cantonné au cercle étroit des critiques littéraires et des lecteurs cultivés qui le lisaient en français. A cette époque, André Gide n’était pas suffisamment connu dans la littérature traduite serbe. Pourtant, les critiques yougoslaves étaient au courant des événements culturels en France dont ils informaient le public yougoslave. A Novi Sad, Les Annales de l’Association Serbe (Letopis Matice Srpske) ont sorti un article sur le roman Les Faux-Monnayeurs qui venait d’être publié en France. Un nouveau magazine belgradois La Critique littéraire (Književna kritika) dans son premier numéro en 1927, sous la plume de Milorad Nikolić, a publié un article sur le Journal des Faux-Monnayeurs. L'auteur serbe Rastko Petrović a réalisé une interview avec André Gide pour le journal belgradois Le Temps (Vreme, janvier 1928, no 2137). Nikola B. Jovanović a traduit le récit L’Ecole des femmes et l’a publié en 1929, la même année qu’en France. Mais cet événement fut plus l’occasion de parler d’une mauvaise traduction que de l’oeuvre de Gide.

À propos de la réception d’André Gide dans la société yougoslave de l'entre-deux-guerres, on peut dire que l’on écrivait à son propos et qu'on le traduisait beaucoup plus en Croatie qu’en Serbie. En outre, alors qu’en Serbie régnait plutôt la réception socio-idéologique, en Croatie se développait la réception critique formelle qui traîtait les valeurs esthétiques de l’oeuvre de Gide. Mate Ujević a noté qu’en Yougoslavie jusqu’à 1945 furent publiés 121 écrits sur Gide et 44 traductions de ses oeuvres, dont à peine un tiers publié en Serbie. Slađana Prica a remarqué qu’il n’y eut aucune édition de Gide en Serbie durant deux décennies, de 1931 à 1952. Tandis qu’en Serbie André Gide était réduit aux articles critiques, qui présentaient les éditions de ses oeuvres en France, et aux essais courts publiés dans la presse, en revanche en Croatie on publiait les oeuvres de Gide en volumes particuliers : en 1925 L’Immoraliste et La Porte étroite, en 1931 La Symphonie pastorale, en 1932 Le Retour de l’Enfant prodigue, en 1934 Le Voyage au Congo, en 1937 Retour de l’ U.R.S.S., en 1939 Les Faux-Monnayeurs.

Néanmoins, après la Seconde Guerre mondiale, deux événements importants se sont produits en Serbie dans le domaine de l'édition. A Belgrade, la maison d'édition Nolit a publié en 1956 le recueil des récits de Gide en un volume de 525 pages sous le titre général L'Immoraliste, qui réunissait les traductions des huit récits suivants : L'Immoraliste, La Porte étroite, Isabelle, La Symphonie pastorale, L'Ecole des femmes, Robert, Geneviève ou la confession inachevée, Thésée. Douze ans plus tard, en 1967, la maison d'édition Kultura a réuni en 172 pages, en un volume aussi, sous le titre Les Limites de l'art, seize essais de Gide parmi lesquels figurent Le Traité du Narcisse, les conférences Les Limites de l'art, De l'Influence en littérature et De l'Importance du public, suivis des essais Feuillets d'automne. L'année 1967, comme si cette année était marquée par Gide, l'Université de Belgrade publia l'étude André Gide et le classicisme français, tandis que le comédien Slobodan Aligrudić adapta sur la scène du théâtre Atelier 212 l'oeuvre de Gide Le Prométhée mal enchaîné.

Après la réception socio-idéologique qui domina la période de l'entre-deux-guerres et les premières années après la Seconde guerre mondiale, c'est  surtout à partir de 1952 que se fit plus présente l'approche critique formelle qui jugeait avant tout le côté esthétique dans l'oeuvre de Gide. De même, après les articles et les essais courts publiés dans la période de l'entre-deux-guerres, les années soixante et soixante-dix, dans un climat culturel plus favorable, virent apparaître les études sérieuses dont les auteurs les plus importants étaient Slobodan Vitanović à Belgrade et Midhat Samić à Sarajevo. Vitanović a publié en 1963 l'essai André Gide et le théâtre français classique, puis en 1967 une étude plus vaste André Gide et le classicisme français. Samić est l'auteur de l'essai André Gide et Roger Martin du Gard : une amitié littéraire, publié en 1973, et trois ans plus tard, il rédigea l'étude publiée sous le titre Le personnage, l'oeuvre et l'époque d'André Gide sous la lumière de son Journal.

L'événement le plus important dans le domaine de la publication, quand il s'agit des traductions de Gide en Yougoslavie, a eu lieu en Croatie. La maison d'édition Otokar Keršovani à Rijeka a publié en 1980, dans la bibliothèque Les oeuvres choisies des auteurs mondiaux, les oeuvres de Gide en huit volumes : I. Les Nourritures terrestres, Les Nouvelles Nourritures; II. Le Retour de l'Enfant prodigue (précédé de cinq autres traités Le Traité du Narcisse, La Tentative amoureuse, El Hadj, Philoctète, Bethsabé), Paludes, Thésée; III. La Porte étroite, L'Immoraliste; IV. Les Caves du Vatican; V. Le retour du Tchad; VI. Retour de l'U.R.S.S. et les autres articles politiques; VII. Prétextes; VIII. Si le grain ne meurt. Deux ans après l'édition croate d'une partie des oeuvres gidiennes est apparu à Belgrade le Journal 1889-1949 en 450 pages (ce qui faisait un tiers par rapport à l'édition intégrale de la Pléiade en 1939). Les pages furent choisies par un traducteur rénommé, Živojin Živojnović, dont la traduction du roman Les Faux-Monnayeurs en 1952 connut cinq éditions en Serbie en 25 ans.

L'espace culturel yougoslave s'est brisé en 1991 dans les guerres qui ont séparé les quatre groupes ethniques liés par une langue commune. La langue serbo-croate avait permis de développer, dans une éspace culturel assez large, les activités dans le domaine de l'édition, de la traduction et de la critique, cela dans des conditions de haute concurrence de trois centres importants – Zagreb, Sarajevo et Belgrade. Aujourd’hui les critiques, les traducteurs et les littérateurs croates, bosniaques, serbes et monténégrins sont séparés entre eux. Retrouver la possibilité d’une réception réciproque, fondée sur une langue commune parlée par les peuples sud-slaves, présenterait un privilège d'une grande importance culturelle.

par Nerminn Vucelj

Littérature

Mate Ujević : Bibliografski podaci o francuskoj književnosti kod Jugoslavena in Enciklopedija Jugoslavije, VIII, Zagreb, Leksikografski zavod FNRJ, 1958.
Midhat Šamić : Kratak osvrt na srpskohrvatske prevode francuskih pisaca i djela u razdoblju 1945-1963, in Putevi, no 2, p.p. 166-178, Banja Luka, 1965.
Slađana M. Prica : Andre Žid u srpskoj prevodnoj književnosti i književnoj kritici, magistarski rad, Beograd, Filološki fakultet, 1995.





 

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Littérature et médias

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