Damir Čučić

Publié le 1 Mai 2013

Damir Čučić, réalisateur 

 

Interview :

Cineuropa : Avant ce film, vous avez réalisé beaucoup de courts métrages expérimentaux ou documentaires, et A Letter to My Father reste expérimental, à sa manière.

Damir Čučić : Mes prédilections cinématographiques se sont développées dans les années 1990 et j'ai eu la chance de collaborer avec de nombreux réalisateurs de films expérimentaux. À cette époque, à mon avis, le cinéma expérimental croate était la seule production nationale connue dans le reste du monde. Les autres genres donnaient des résultats au mieux médiocres. Ivan Ladislav Galeta, Tom Gotovac, Boris Poljak, Milan Bukovac, Zdravko Mustać et d'autres artistes m'ont contaminé à jamais avec le virus de l'expérimentation, de sorte qu'encore maintenant, je continue à explorer les zones frontières de l'expression filmique. A Letter to My Father flirte avec la fiction, le documentaire et le cinéma expérimental. J'aime jouer avec le cinéma de cette manière. Nous avons modifié et ajouté des éléments au récit pendant le tournage, et puis nous avons tout changé à nouveau pendant le montage. Pour faire comme cela, il faut travailler avec des collègues qui vous comprennent, or j'ai eu des acteurs exceptionnels et une équipe très aguerrie. Le jeu semble avoir fonctionné, mais je suis conscient que l'expérimentation peut souvent aboutir à l'échec. C'est précisément dans l'incertitude de l'expérimentation que réside ma passion profonde pour l'art filmique.

 

Le sujet du film vient de l'expérience personnelle de Milivoj Beader. Qu'est-ce qui vous a le plus intéressé : l'aspect familial de l'histoire (la relation père-fils) ou son élément social (le patriarcat)? 

Comme c'est l'histoire personnelle de Milivoj, tout en elle m'a intéressé, et je l'ai étudiée sous tous les angles. Nous avons construit le personnage du père à partir de sa vie et cela semble avoir fonctionné, puisque les spectateurs aiment manifestement beaucoup ce père tyrannique. Personnellement, c'est l'amour caché entre eux qui m'intéressait le plus, cet amour dont ils sont incapables d'exprimer la moindre bribe et qu'ils ne montrent bien sûr jamais. C'est un amour qui puise inconsciemment dans la douleur toute slave des collines de pierre. "Quand j'aime, je veux que ça fasse mal" : c'est ce phénomène en particulier qui m'a le plus intéressé dans ce film.

Le développement des nouvelles technologies joue un grand rôle dans la forme du film. De nos jours, nous sommes plus habitués aux vidéos et autres contenus du même genre qui abondent sur Internet. Pensez-vous que c'est un avantage pour le film et allez-vous continuer à expérimenter dans cette direction ? 

Tout est beaucoup plus facile avec le numérique, mais l'usage de masse de ces techniques n'apporte pas toujours des réussites sur le plan artistique. Les gens se filment de plus en plus, et Internet provoque presque une hystérie d'auto-promotion. Cette exaltation que je vois dans les médias m'a donné l'idée de faire une trilogie de journaux intimes filmés. En plus de A Letter to My Father, j'ai filmé et je monte en ce moment deux autres films suivant cette structure. Le premier est le journal d'un schizophrène prénommé Mitch. Il suit l'un de mes amis pendant ses trois ans en hôpital psychiatrique et se présente comme une oeuvre hybride entre documentaire et animation. Le troisième volet s'appelle Brandy Diaries. Là, j'illustre des sons pré-enregistrés par des vidéos expérimentales.

A Letter to My Father est un des films croates indépendants qui ont été présentés à Pula. C'est pour cela que le film n'a pas été projeté dans la grande Arène. Quelle est la distribution qui selon vous lui convient le mieux ?

Je vois la salle de cinéma comme l'habitat naturel de mon film. Nous allons essayer de le diffuser grâce au circuit des exploitants croates, et peut-être dans tous les Balkans. C'est un film d'art, mais le sujet est universel avec un humour très méditerranéen. Il est à l'opposé des gros blockbusters, donc nous allons miser sur le public qui veut autre chose. Après les cinémas, pourquoi pas la télévision, la VàD ou Internet. Le pire serait que le film ne soit pas vu du tout.

 

par Vladan Petkovic

 

 

A letter to My Father

 

Vainqueur du titre de meilleur film au Festival de Pula qui présente chaque année le meilleur de la production croate, A Letter to My Father de Damir Čučić n'y a pourtant même pas été projeté dans l'amphithéâtre romain donnant son nom au grand prix (l'Arène d'Or), un site de 6000 places plein à craquer tous les soirs pendant le festival. Cela a probablement été un avantage pour ce mélange expérimental à mi-chemin entre le documentaire autobiographique et la fiction. Le film ne s'adresse sans doute pas au grand public : il est composé en grande partie de messages vidéo et inclut seulement deux personnages, aussi peu aimables l'un que l'autre, du moins à première vue.

 

Le film commence et reste pendant un long moment avec Le Fils (Milivoj Beader), 40 ans, tandis qu'il parle à la caméra en s'adressant à son père (Mate Gulin). Acteur raté, Le Fils vit à Zagreb alors que Le Père habite à Dalmatinska Zagora, à la campagne, près de la côte, derrière les montagnes qui la séparent de la mer. L'esprit de cette région est ici crucial (les gens de là-bas sont durs comme la pierre qui les entoure), mais il n'est pas nécessaire de la connaître intimement pour identifier l'archétype du père tyrannique qui est présenté, celui du patriarche étroit d'esprit comme on en trouve partout dans le monde.

Le Père regarde ces messages vidéo sur sa télévision et écoute son fils parler du passé et de de ce que Le Père lui a fait endurer, ainsi qu'à sa mère et à sa soeur. Il évoque entre autres les violences verbales et physiques, l'humiliation. Tout au long du message, pour irriter son père et parce qu'il est un peu dépendant, il boit brandy sur brandy, fume de l'herbe et sniffe de la coke. Il parle également de lui, du mauvais tour qu'a pris sa vie à cause de l'influence paternelle.

Le Père regarde et commente comme si Le Fils était devant lui, jurant et buvant du brandy lui aussi, et on voit souvent son reflet dans l'écran de la télévision. Le procédé montre nettement combien le Fils s'est mis à ressembler au Père, malgré tous ses efforts haineux pour l'éviter. Métaphoriquement et littéralement, l'écran du père et la caméra du fils deviennent les deux faces d'un miroir.

Pourtant, enfoui profondément sous l'animosité, on ressent un amour caché entre les deux personnages qui constitue le noyau émotionnel du film. Il devient clair dans le final, au cours d'une scène imaginaire où les deux personnages se rencontrent dans la maison du Père après sa mort. Ni l'aspect visuel du film, ni l'atmosphère ne changent : ils sont simplement là, buvant, parlant et se disputant, mais aussi riant et chantant ensemble. Ils se haïssent et s'aiment, haïssent et aiment ce que le père était et ce que le fils est devenu. Et l'amour blesse le spectateur davantage que la haine.

Le film repose sur le drame unipersonnel de Milivoj Beader : son visage est en gros plan dans tous les messages vidéo, il emplit l'écran probablement dans la situation la plus nue à laquelle puisse être confronté un acteur. Il parle fort, il est agressif, cynique, désespéré, et bien plus encore : ce rôle est de ceux qui transcendent toutes les techniques de jeu, quand l'énergie jaillit de l'écran. C'est la vie à son point le plus proche de l'art.

Néanmoins, c'et peut-être Mate Gulin qui a le rôle le plus difficile. Il est le "méchant" de l'histoire, mais il doit tout de même se faire aimer du public puisque les vraies relations humaines ne sont jamais intégralement noires ou blanches. Complètement à l'inverse de Beader, son jeu est retenu, sa voix et ses expressions faciales jamais exagérées, et la déception et la rage (contre lui-même et contre Le Fils) affleurent seulement sur ses traits. Cette performance a d'ailleurs valu au vétéran du cinéma croate l'Arène d'or du meilleur acteur dans un second rôle à Pula.

A Letter to My Father est un tableau à plusieurs dimensions d'une relation complexe, réalisé avec honnêteté et habileté en un collage formel rafraîchissant. Il sera sans aucun doute bien accueilli sur le circuit des festivals internationaux, à commencer par celui de Göteborg où il fait sa première internationale.

 

Source : cineuropa.org

 

 

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Cinéma

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