Une brève histoire de la ville de Rijeka (5)

Publié le 20 Novembre 2009

XIII. Maire et architecte


 

Les négociations entre la Croatie et la Hongrie sur l'organisation dualiste de la Monarchie se révélèrent complexes et aucune décision concernant Rijeka ne sera prise. Dans l'article 66 du Compromis hongro-croate il est écrit que : Suivant l'esprit des paragraphes précédents il est reconnu que l'étendue territoriale du royaume de Dalmatie, de Croatie et de Slavonie comprend :

1. Tout l'espace qui pour l'instant conjointement avec la ville de Bakar et son canton appartient au comitat de Rijeka, à l'exception de la ville de Rijeka et de son canton au sujet desquels il n'y a pas eu d'accord entre les deux comités royaux.


François-Joseph allait résoudre le problème de la même façon que l'impératrice Marie-Thérèse en assignant la ville à la Sainte couronne hongroise, mais tout en laissant aux délégations de Croatie, de Hongrie et de Rijeka le soin de s'accorder sur les détails. Il faut noter que lorsque l'empereur François-Joseph s'était fait couronner roi de Hongrie à Budapest le 8 juin 1867, il n'y avait eu aucune délégation croate alors qu'une délégation de Rijeka s'était présentée en apportant de la terre ayant été extraite sous le Clocher municipal. Le roi avait reçu la délégation le 11 juin.

 

C'est sous la forte influence de Gyula Andrássy, lequel aux côtés de Deák était le politicien hongrois le plus important à l'époque, que sera mis au point le Compromis hongro-croate finalement accepté par le Sabor croate le 21 septembre 1868.

 

Le nouveau paragraphe 66, accolé sur le texte précédent et qui fut appelé rijecka krpica (loquette de Rijeka) énonçait que :

Suivant l'esprit du paragraphe précédent est reconnu comme appartenant au royaume de Croatie, de Slavonie et de Dalmatie.

1. Tout le territoire qui pour l'instant conjointement avec la ville et le canton de Bakar appartient au comitat de Rijeka, à l'exception de la ville et du canton de Rijeka dont la ville, le port et le canton constituent un corps séparé adjoint à la couronne hongroise (Separatum sacrae regni coronae adnexum corpus) et en vue duquel il faudra arriver en tant que tel à un accord général sur son autonomie particulière et sur l'organisation de ses relations législatives et administratives qui en découlent et cela par voie de débats  en commissions entre le Parlement du Royaume de Hongrie, le Parlement du Royaume de Croatie, de Slavonie et de Dalmatie, et la ville de Rijeka.


Les fioritures arbitraires de la cour représentent un falsifié par lequel sera établie une solution provisoire qui durera jusque 1918 et donnera aux Hongrois une influence décisive sur la politique de la ville. Le Sabor croate aux teintes unionistes accepta ce compromis falsifié.

 

Après que le lion hongrois eut déposé ses griffes sur l'Adriatique, on se lança immédiatement dans la construction de la voie ferrée. L'Entreprise générale pour la construction du chemin de fer de Karlovac-Rijeka, ayant son siège à Vienne, conclut un contrat avec le Ministère hongrois des travaux publics et des communications le 26 juillet 1869. Il semble que le vieux rêve d'Adamic commençait à se réaliser. Rijeka fut reliée à Karlovac le 25 décembre 1873, quoique sans grandes cérémonies, et il en alla de même pour la jonction de la voie ferroviaire avec St. Petar (Pikva) la même année.

 

En 1870, le gouvernorat fut rétabli dans son rôle administratif. Le gouverneur Joseph Zichy fut nommé le 29 novembre 1870. Sous son mandat on peut signaler la promulgation d'un nouveau statut municipal en 1872, et l'élection de Giovanni de Ciotta comme maire.

 

Dans son introduction le statut a pour référence le diplôme impérial de Marie-Thérèse datant de 1779 et l'article de loi IV de 1807, l'article XXVII de 1848 et l'article XXX paragraphe 66 de 1868 par lesquels [Rijeka] forme un corps séparé, adjoint à la couronne hongroise... A l'occasion de la confirmation du statut par le Gouvernement hongrois, le gouverneur Zichy prononça ce que les habitants de Rijeka avait grandement souhaité entendre, à savoir Rien de nous sans nous (Nihil de nobis sine nobis). Ce fut l'époque des relations idylliques entre Rijeka et Budapest qui durera jusque 1896. Pour la période qui s'étend de 1872 à 1892, les gouverneurs furent le comte Geza Szapáry et le comte Augustin Zichy tandis qu'en 1892 entra en fonction le personnage le plus intéressant, Ljudevit Batthyány.

 

A la même époque, c'est à dire de 1872 à 1896, le meilleur défenseur des intérêts de la ville se révéla être le maire Giovanni de Ciotta. 

 

Son père Lorenzo qui deviendra le principal négociant en bois de la ville était arrivé d'Italie et avait épousé une des filles d'Andrija Ljudevit Adamic. Dans les affaires il entrait parfois en concurrence avec la famille Vranyczany et d'autres fois il collaborait avec elle ou bien avec la famille Turkovic. Le petit Giovanni fréquenta l'enseignement secondaire dans sa ville natale et partit ensuite pour l'académie militaire de Vienne. Durant les années révolutionnaires il se battit en Italie et servit ensuite dans les garnisons de Vérone et de Venise. Il y noua une amitié avec l'amiral de la flotte autrichienne De Sterneck et avec le comte Hadik, qui était le majordome de l'archiduc Ferdinand-Maximilien, le bâtisseur du château de Miramare à Trieste et plus tard empereur malheureux du Mexique. Ciotta abandonna l'armée après la défaite de l'Autriche à Solferino en 1859.

 

A son retour dans la ville il lutta pour son autonomie qu'il envisageait sous la forme d'une relation plus étroite avec la Hongrie. Comme député il eut l'occasion de s'exprimer en italien au Sabor croate mais il fut encore plus satisfait lorsqu'il devint député au Parlement hongrois le 11 avril 1869. Après que le nouveau statut de la ville eut été promulgué le 27 avril 1872, il assuma les fonctions de maire et se battit pour des relations plus solides avec Budapest, pour l'autonomie municipale et la langue italienne.

 

Formé comme ingénieur militaire, il comprenait très bien les problèmes d'architecture et d'urbanisme et il commanda immédiatement l'élaboration d'un plan urbanistique général. Le plan fut achevé en 1874 et il est conservé dans les archives de l'Institut pour l'urbanisme. C'est bien ici que l'on peut mesurer sa vision à long terme et le degré de son engagement visant à transformer une petite ville en un puissant port impérial.

 

On ordonna de grands remblayages du front de mer et la construction de quais, ce qui pour l'essentiel sera réalisé, ainsi que la construction d'une gare ferroviaire en face de la fabrique de tabac. Le plan prévoyait un nouveau Palais du gouverneur d'une superficie deux fois supérieures à celle de l'actuel théâtre. Il devait être situé à l'emplacement de l'église des Capucins et de tout le pâté de bâtiments s'étendant de Zabica au gratte-ciel de Rijeka. Le palais devait comporter deux cours intérieures. A l'endroit où plus tard allait réellement être érigé le palais, on avait tablé sur un grand parc en forme d'ellipse tandis que le tracé allant de la Rue des victimes du fascisme à Pomerio était censé être l'un des versants du large boulevard en arc de cercle.

 

Pour le nouveau bâtiment du conseil, d'une superficie un peu plus grande que celle du Palais du gouverneur, on prévoyait un espace au sud de l'actuelle Faculté maritime qui irait jusque la rue Kresimir. Pareillement avait été envisagée la construction d'un énorme bâtiment qui ferait office de musée municipal et dont on ne commencera à rassembler les premières pièces d'exposition qu'en 1875. Que ce plan n'ait pas été exécuté dans ses composantes essentielles représente une grande perte pour la ville.

 

Dans la partie réalisée il faut mentionner le Park à Mlaka et le nouvel édifice du théâtre qui était un projet de Fellner et Helmer de Vienne. Le théâtre fut achevé en 1885, c'est à dire dix ans avant le théâtre à Zagreb qui relevait du même atelier. Le superviseur des travaux fut l'architecte Giacomo Zammattio qui était venu de Trieste en 1884 et allait être une sorte d'architecte personnel de l'ambitieux maire jusqu'en 1903. A Trieste, il avait auparavant conçu le palais de la famille Ploech à Zabica dans l'esprit du baroque viennois. Ce bâtiment avait été achevé en 1888. On peut clairement y détecter les influences de Fischer von Erlach et de E. Hildebrandt. A cette époque il planifia la rue Dolac ainsi que les bâtiments pour le propriétaire de l'usine Torpedo, Robert Whitehead. Parmi ces bâtiments se détache la Venecijanska kuca (la Maison vénitienne). Les extrémités de la rue prennent un aspect monumental avec l'Ecole primaire pour garçons (Talijanska gimnazia, 1888) sur le modèle de L.B. Alberti et de la Renaissance florentine, et avec l'Ecole primaire pour fille (Naucna biblioteka, 1887), décorée par Sanmicheli et Palladi. Le projet de la Filodramnatica parachevé en 1890 est très impressionnant et il faut y chercher l'inspiration dans le Maniérisme vénitien. A Brajda on conçut le Pavillon du marché et le bloc de bâtiments qui l'entoure. La réalisation de ce vaste projet dura de 1890 à 1896. Zammattio dessina le palais Adria (Jadrolinija), mais on adopta la version de Franjo Matiasic alors que lui réalisera les travaux (1894-1897). La pyramide de la famille Whitehead au cimetière de Kozala, dans le style de la sécession (1897-1900), apporte la preuve qu'il pouvait se hisser au-delà de l'historicisme qui marqua toute son activité.

 

Cette symbiose entre le maire et l'architecte donna des résultats exceptionnels. A côté de cela il faut noter l'action du gouvernorat qui manque parfois de juste mesure dans les constructions qu'il entreprend. Ces principaux projets de l'Etat sont le bâtiment administratif du port, le palace de l'importante société maritime Adria, l'Ecole féminine fondamentale et supérieure, l'Académie du commerce ainsi que le plus beau projet : le nouveau Palais du gouverneur d'Alajos Hauszmann, un professeur des genres historiques à l'école polytechnique de Budapest. Lorsqu'on passe en revue tous ces projets on ne peut nier qu'autant Zammattio se montra supérieur aux architectes hongrois que sont Czigler (Premier lycée et Tribunal), Alpar (Faculté maritime), Pecz (Faculté pédagogique, bâtiment supérieur), Pfaff (Station ferroviaire) ou Baumhorn (la synagogue - détruite durant la Seconde Guerre mondiale) autant Hauszmann l'emporta sur Zammattio.

 

Il faut noter que le maire ne manifesta guère d'intérêt à réaliser un Musée municipal autrement sérieux. Il était pourtant un des plus riches citoyens de Rijeka et possédait une importante collection d'art constituée de trouvailles archéologiques et de peintures de maîtres anciens (Palma le jeune, G.B. Tiepolo, Dujardin, Backhuisen, Weyer). Son épouse Natalia, veuve de Pietro Scarpa, s'occupait intensément de littérature et elle est l'auteur de plusieurs romans en allemand parmi lesquels on peut citer les Métamorphosis en deux volumes (Budapest, 1878). Toujours est-il que le maire s'orientait vers des choses pratiques.

 

C'est pourtant de son époque que datent les deux grandes expositions artistiques. Il s'agit de la première exposition nationale qui fut ouverte à la Filodramnatica le 21 février 1891. Seuls y exposeront les Hongrois ainsi que Giovanni Fumi (Rijeka). La seconde plus spectaculaire se déroula dans les locaux du Lycée italien (Talijanska gimnazija) et elle sera inaugurée le 25 mars 1893. Les citoyens de Rijeka y dévoilèrent ce qu'ils possédaient dans leurs collections particulières (la plupart étant issues de l'ancienne collection Nugent).

 

Parmi les événements culturels, il faut citer l'ouverture de la bibliothèque en 1893, laquelle conjointement avec le Musée municipal était située dans l'actuel Lycée italien, et d'autre part la création de la plus importante association culturelle de la ville, le Knizevni krug (Cercle littéraire). On comptait parmi ses fondateurs Isidoro Garofolo, Michele Maylender, Francesco Vio, Carlo Conighi et Andrea Bellen. Elle eut pour premier président l'avocat Francesco Vio qui sera succédé par le docteur Garofolo. L'activité de base de la société consistait à présenter des conférences sur la littérature et la culture italienne, à publier les revues La Vita Fiumana et La Vedetta ainsi qu'à organiser un festival de poèmes de Rijeka qui se déroulait au théâtre.

 

Le maire Ciotta pouvait certes être satisfait du développement de la ville mais il avait pressenti la venue de temps nouveaux et il résigna en 1896, après avoir estimé que la Hongrie commençait à trop s'immiscer dans les affaires de Rijeka. Pour résumer son oeuvre, on dira qu'il eut pour mérite l'urbanisation de la ville, le Parc à Mlaka, le théâtre, l'installation des eaux, dont celles usées, une série de bâtiments scolaires, le marché, le Palais Modello... Le créateur de ce puissant centre urbain vers lequel son habileté lui avait permis de faire converger les capitaux de l'Etat sera fait commandeur de l'ordre de Saint Stéphane par François-Joseph et commandeur de l'ordre des Saints-Maurice-et-Lazare par le roi d'Italie. Il vécut dans sa villa à Lovran jusqu'au jour de sa mort survenue le 6 novembre 1903. On raconte qu'il s'ôta lui-même la vie... 

 

 

XIV. Le Palais du gouverneur

 

Le Palais du gouverneur en dépit d'avoir été érigé à l'époque de l'historicisme fait preuve d'une telle distanciation et d'une telle mesure qu'il ressemble à un traité d'architecture taillé dans la pierre. Le plus beau bâtiment hongrois à Rijeka est si peu en rapport avec l'héritage architectural de ce pays qu'il en devient une célébration des réussites de la Renaissance en Italie. Avec la première définition claire d'une variante hongroise de la sécession, il ne faut pas s'étonner que l'Etat eut soudainement refoulé l'historicisme pour se tourner vers quelque chose de tellement hongrois, comme on peut le remarquer avec le bâtiment des chemins de fer à Zabica, une oeuvre de l'architecte Sandor Mezey.

 

L'heureuse compatibilité entre l'habile maire Ciotta et le gouverneur Batthyány, lequel avant toute chose était un Européen, ensuite un habitant de Rijeka, enfin un bon Hongrois, a procuré de remarquables résultats. Ces deux grands hommes se comprenaient bien et on ne s'étonnera pas qu'ils aient résigné en 1896, au moment où Dezsó Bánffy, alors Premier ministre hongrois, insistait sur la loi qui supprimerait l'autonomie à Rijeka. Ladite suppression sera rendue manifeste, entre autre, par le fait que le Conseil municipal  devait formellement être confirmé par le gouverneur, ce qui était un contresens hiérarchique.

 

Comment a été construit le Palais du Gouverneur ?

Déjà à l'époque du gouverneur Augustin Zichy, on avait prévu d'ajouter un étage à l'ancien Palais du gouverneur. Cependant, les coûts engendrés et l'effet qu'aurait produit l'ajout d'une annexe sur un bâtiment inadéquat avaient amené à conclure qu'il serait préférable de chercher un terrain à bâtir en vue d'un nouvel édifice. La construction avait été annoncée pour 1890 mais il faudra attendre l'entreprenant Batthyány pour faire démarrer les travaux. Celui-ci vendit le parc devant l'ancien palais à la société maritime Adria, et il opta pour la parcelle longeant le parc de la villa de l'archiduc Joseph, qui était le cousin de François-Joseph.

 

Le principal journal de la cité à cette époque, La Bilancia, rapporte cette nouvelle le 8 novembre 1892 :

Aujourd'hui à midi l'illustrissime gouverneur le comte Lajos Batthyány, l'honorable maire Giovanni de Ciotta, le conseiller du département L. Szobovich, l'architecte le professeur A. Hauszmann et le chef du bureau de la construction municipale monsieur I. Wauchnig s'en sont allés jeter un coup d'oeil sur l'ancien domaine Persich tout près de la Place Stajo où l'on va construire le nouveau Palais du gouverneur. Le professeur Hauszmann, l'auteur du plan du Palais royal et du palais du Parlement à Budapest, a été chargé d'élaborer le plan du nouveau palais.


Hauszmann était alors un des architectes les mieux cotés de la Monarchie. Il avait étudié à Budapest et à Berlin. Après ses études, il avait travaillé dans l'atelier d'Antal Szkalnitzky et à partir de 1872 à l'Ecole polytechnique de Budapest, cette fois en tant que professeur. Il avait sillonné la France et l'Italie où il avait notamment jeté son dévolu sur les monuments de la Renaissance. En sa qualité d'architecte et de professeur d'université, il avait bénéficié d'une grande influence sur le développement de l'architecture en Hongrie et il a laissé une trace indélébile dans la configuration de Budapest. Dans le cadre de l'historicisme, il s'était surtout attaché à la néo-renaissance même si à une époque plus tardive on le vit se tourner vers le néo-baroque. Il fut doyen et recteur de l'Université technique royale, docteur honorifique des sciences techniques, membre honoraire de l'Académie hongroise...

 

A Budapest il avait conçu : le château de Ferencz Deák, l'hôpital Erzsebet, l'administration de la poste, le palais Batthyány, le Tribunal, l'Institut pour la médecine légale, le Palace New York, la Curie, la Faculté du génie civil, le Lycée, le Musée technique, la Façade danubienne du Palais royal, le Palace Tukory, l'Hôpital St. Stéphane. Il avait dessiné l'Hôtel de ville et le théâtre à Szombathely, le château à Nadasdladany et le bâtiment de l'Administration médicinale à Koloszvar.

 

Hauszmann s'était engagé à remettre dans un délai de trois mois le plan pour le Palais du gouverneur accompagné du budget. En juillet 1893, le Bureau technique examina le projet et ensuite le Magistrat donna son aval. Il faut noter que, selon le concept original, tout le premier étage devait consister en salles d'apparat, c'est à dire de parloirs et de la pièce de travail du gouverneur, alors que le deuxième étage était destiné à un appartement privé. Il était prévu que tous les bureaux restent dans les anciens bâtiments sur le Korzo.

 

En regardant le plan, on ne peut que s'émerveiller de la simplicité et de la mesure avec lesquelles le bâtiment a été couché sur papier. Seule une personne d'un goût raffiné et d'une formation approfondie a pu dessiner un bâtiment à vocation représentative, et à vrai dire politique, d'une façon aussi sereine et sans affectation. La majorité des architectes de l'époque avait opté pour le baroque, qui est davantage pompeux, dynamique et irrégulier, alors qu'Hauszmann subordonnait tout à la limpidité du concept de base. 

 

Le palais devait dominer par sa simplicité et par la blancheur du calcaire mais sans en imposer. Sur la façade, seul se démarque le grand balcon en dessous duquel se situent deux rampes d'accès repliées en colimaçon qui grimpent légèrement en direction de l'entrée. Sur le plan on notera avant tout : la coupe longitudinale du bâtiment qui souligne clairement l'adaptation à la déclivité du terrain, d'autre part la fonctionnalité du rez-de-chaussée, la représentativité du premier étage, particulièrement au vu du balcon, ensuite l'atrium monumental qui est une cavité optique au travers de deux étages, voire trois, enfin le salon de marbre qui est la salle de danse. L'installation de la lucarne sur l'atrium qui constitue l'une des plus grandes dans ces régions suggère bien la fin du 19ème siècle et l'orientation vers les constructions métalliques.

 

Outre la construction, Hauszmann avait également dessiné le mobilier pour le premier étage en prenant appui sur la Renaissance et sur sa riche variante de gravures pleines de volutes, de vrilles, de guirlandes, de lauriers, de mascarons, de figures humaines et de têtes de lions. C'est ainsi qu'est née une série de coffres ou de banc-coffres et de chaises sculptées.

 

Pour le gouverneur avait été élaborée une grande table de la Renaissance et pour les salons avait été choisi le style Louis XV ou le rococo. Outre les meubles, le salon disposait de miroirs rococo, d'un superbe lustre Murano baroque en noir et blanc mais aussi de miroirs baroques ou classiques provenant de l'ancien palais. Tous les stucs étaient du sculpteur Antal Szabo. Dans le salon en marbre on avait ajouté les portraits des gouverneurs hongrois qu'avait réalisés Lajos Burger selon le modèle du Palais municipal, quoique d'une manière peu inspirée. Le Vénitien Giovanni Fumi, en son temps le principal décorateur à Rijeka, avait été chargé de peindre le premier étage.

 

Fumi était né en 1849 et il était arrivé à Rijeka en 1883 alors que sa sa personnalité artistique était déjà forgée. Il se disait peintre, décorateur d'intérieur et exécuteur de blasons. Son oeuvre picturale est faite à la façon du rococo vénitien avec des emprunts au réalisme du 19ème siècle. Le premier ouvrage qu'il a réalisé dans la ville avait été la peinture du plafond du Conseil au Palais municipal, où il avait représenté les armoiries de Rijeka. Ensuite, il avait décoré le théâtre (1885), le salon d'apparat de l'Hôtel Europa (en 1886, l'actuelle Opcina), l'école pour garçons à Dolac (1887) et la fabrique de tabac. Il avait peint le pan décoratif en dessous du toit de la Filodramnatica (1890), le plafond du Cabinet de lecture national sur le Korzo, la scène de l'Hôtel Susak et le plafond du vieux théâtre en bois, le Fenice. Fumi a également élaboré une série de grandes peintures pour les autels dans les églises et il a exécuté des portraits et des paysages.

 

Dans le Palais du gouverneur il avait concentré son travail de peintre au niveau de la salle des repas qui était une grande pièce dans la partie occidentale du premier étage. Sans doute y avait-il imaginé sur des panneaux en stuc ce qu'il peignait habituellement sur les plafonds, c'est à dire des enfants et des fleurs. Le plus probable est qu'il ait peint les blasons dans tout le bâtiment, là où ils étaient prévus. Rien n'a été conservé de ces décorations et celles dans les salles d'apparat ont souffert.

 

A l'intérieur du palais tout est subordonné à l'impressionnant atrium. L'accès depuis le rez-de-chaussée, tout au long d'un escalier arqué plutôt raide, prépare l'effet pour qui va au devant du représentant des autorités hongroises dans l'Adriatique. Tout nouvel arrivant qui se tiendrait dans cette cavité, imitant les cours de la Renaissance, pourrait très bien faire l'objet de l'attention du gouverneur qui s'adressera à lui à partir d'un des quatre balcons intérieurs !

 

Le gouverneur employait une vingtaine de personnes qui étaient logées dans un bâtiment annexe à l'extrémité de l'arcade occidentale. Le bâtiment possédait sa cour intérieure. Au rez-de-chaussée existaient des écuries pour huit chevaux, une remise, un atelier d'outillage, enfin les appartements du cocher et de ses assistants. Au premier étage on trouvait la cuisine, le cellier, le logement du cuisinier, un lavoir ainsi que les appartements pour la domesticité.

 

Tous les travaux au Palais du gouverneur furent achevés en juin 1896. Après avoir parachevé le travail comme convenu, le superviseur des travaux, l'architecte Ferencz Jablonszky, repartit pour Budapest. Ce même mois, il fut convenu de détruire l'ancien palais, une opération qui devait être réalisée par I. Sarinic dans les deux mois.

 

Etant donné que la période idyllique de l'éternelle relation entre Rijeka et Budapest avait pris fin, le gouverneur Batthyány, à qui il convient d'attribuer le principal mérite pour la construction de l'édifice, abandonna ses fonctions en 1896. Ladislav Szapáry lui succéda. Celui-ci était le fils aîné de l'ancien gouverneur Géza Szapáry. C'est précisément grâce aux fonctions de son père qu'il avait passé la majeure partie de son enfance à Rijeka. Arrivé au palais, en se remémorant l'endroit dans lequel il avait vécu avec son père, il fit remarquer à Batthyány que la nouvelle construction était trop grande. Batthyány lui répondit cyniquement : Le palais n'est pas trop grand sinon toi qui est trop petit

 

 

XV. L'industrie

 

Mis à part les oeuvres esthétiques et l'architecture, il existe un produit de grande importance à Rijeka : la torpille. En 1853, on avait annoncé dans la ville qu'allait être créée la Fonderie de métal. Elle entama la production en 1854. L'ingénieur Withehead venu de Trieste en 1856 rejoignit immédiatement la direction de la Fonderie aux côtés du directeur Giuseppe Verzegnassi, un armateur et négociant, de Walter Smith, le copropriétaire de la papeterie, de Francesco Jellouscheg, le propriétaire d'une compagnie d'expédition, et d'Ivan Frankovic.

 

Whitehead apportait la technologie pour la fabrication de chaudières à vapeur. L'entreprise se mit à produire des machines à vapeur pour les frégates cuirassées Erzherzog Ferdinand Max et Keiser Maximilian, construites à Trieste entre 1861 et 1866. Whitehead sera décoré par l'empereur François-Joseph et il recevra les éloges de l'amiral Tegethoff après que la marine autrichienne eut pris le dessus sur celle de l'Italie à la bataille de Vis en 1866.

 

De son côté, l'officier à la retraite Ivan Luppis avait eu l'idée d'une nouvelle arme - la salvatrice de la côte - une embarcation sans équipage chargée d'explosifs. Etant donné qu'au cours de l'année 1864 il n'avait pas progressé avec son idée et que la Fonderie de métal était alors entrée en crise, on en vint à une collaboration entre Luppis et Whitehead par l'entremise du lieutenant-colonel Giovanni de Ciotta. La fonderie de métal, qui s'appelait alors l'Entreprise technique de Rijeka, reprit tout à la fois les recherches, les essais et les travaux techniques devant mener à la fabrication de la nouvelle arme. Robert Whitehead dirigea les travaux et il fut aidé par son fils John âgé de 12 ans, par le mécanicien Annibale Ploech et par l'ouvrier Andrija Sonca. De 1866 à 1868, toute une série d'essais allaient être réalisés dont les plus importants seront ceux à partir du navire Gemse sous le commandement du comte Georg Hoyos. Après ces essais, la marine autrichienne acheta la nouvelle arme et en l'espace de quelques années toutes les marines les plus importantes du monde en feront autant. Le problème essentiel de la phase initiale qui avait été le contrôle de la direction et de la profondeur de la torpille fut résolu par Whitehead au moyen d'une plaquette hydrostatique complétée par un poids stabilisateur, le tout étant situé dans une chambre secrète. C'est avec la construction du gyroscope imaginé par Lodovico Obry, un citoyen de Trieste ayant collaboré avec Whitehead, que l'arme brutale commença à dominer dans les guerres navales. Une preuve indirecte de l'importance de cette arme peut être suggérée par le fait que Whitehead réussit à marier sa petite-fille Margareta Hoyos à Herbert Bismark, lequel était le fils aîné du Chancelier de fer, en son temps le politicien le plus puissant d'Europe.

 

Whitehead fut propriétaire d'une quarantaine d'immeubles d'habitation à Rijeka dont le plus important était la Maison vénitienne à Dolac. Il sera enterré en Angleterre en 1905, bien qu'il eût fait construire un caveau monumental en forme de pyramide à Kozala. Celui-ci contenait un sarcophage sculpté grandeur nature.

 

Outre les torpilles, la mer apporta d'importants profits à la ville grâce à son port et à ses chantiers navals. De grandes opérations seront entreprises dans le port après le Compromis hongro-croate de 1868, lorsque les Hongrois eurent décidé d'opposer Rijeka à Trieste. Le projet fut confié au Français Pascal, qui avait réalisé les plans pour les ports de Marseille et de Trieste. L'entreprise Sivel et Comp. de Marseille fut chargée de sa mise en oeuvre. On utilisa de la terre et des pierres de Martinscica, de Preluka et de Kantrida pour remblayer la digue longue de 870 mètres, ultérieurement prolongée sur 1.000 mètres.

 

Le port de Baross (le bassin de Susak) fut construit entre 1890 et 1894. Le bâtiment administratif du port avait été conçu par Josip Hubert, la pierre fondatrice déposée le 1er septembre 1884 et la construction achevée en 1885. L'architecte avait choisi des éléments de la Renaissance tardive pour la façade. Parallèlement à ce bâtiment, on construisit les magasins VI, VII et VIII qui avaient été dessinés par Venceslao Celligoi et Luigi Burgsthaler. Le port connaîtra un pic dans son développement à la veille de la Première Guerre mondiale. Selon le tonnage des navires ayant fait escale en 1912, la situation pour l'Europe était la suivante : 1) Londres (18,7 millions de tonnes), 2- Liverpool (15,1), 3- Anvers (13,7), 4- Hambourg (13,5), 5- Rotterdam (12), 6- Marseille (9,6), 7- Naples (8,9), 8- Gênes (7,1), 9- Le Havre (4,9), 10- Trieste (4,5), 11- Brême (4,2), 12- Barcelone (3,6), 13- Alexandrie (3,5), 14- Alger (3,4), 15- Amsterdam (2,8), 16- Rijeka (2,5)... Le port se situa en 8ème position pour le trafic en 1914.

 

Dans les années 1880-1881 naquit la compagnie anglaise Adria, qui allait rapidement devenir une société par actions anglo-hongroise ayant son siège à Budapest et son organes exécutif à Rijeka. En 1882, le Parlement hongrois avait assuré à cette société un subside régulier de l'Etat qui était calculé par tonne de charge transportée. Pour l'année 1914, Adria avait été en possession de 34 navires à vapeur totalisant 75.442 tonnes brutes. De surcroît, on mit sur pied différentes compagnies maritimes : Levante (1897), qui disposait en 1914 de 11 navires totalisant 43.784 tonnes brutes, Orient (1891), qui en 1914 détenait six navires faisant 26.405 tonnes brutes, la Compagnie par action anglo-hongroise pour la navigation libre, née en 1899 à partir de la compagnie S. Kopajtic i dr., qui pour l'année 1914 possédait 6 navires à vapeur pour un total de 22.666 tonnes brutes. Il existait des sociétés plus petites pour la navigation de cabotage telles que Mate Svrljuga i dr. (1884) et Ungaro-Croata (1891).

 

Pour ce qui est de la construction navale, le dernier voilier longue distance, le Capricorno, fut construit en 1883, et le premier bateau à vapeur destiné à un commanditaire national sera le Hrvat (1871-1872). La société Howaldt et Co. de Kiel, qui révéla une nouvelle approche dans la construction navale, fut active à Rijeka de 1892 à 1903. Au passage du siècle, le chantier naval Lazarus fut dirigé par Josip Lazarus. Le contrat pour la construction du chantier naval Danubius fut conclu avec l'Etat le 23 août 1905. L'Etat s'était engagé à assurer la jonction ferroviaire et il fut concédé à l'entreprise un emplacement à Brgudi qui sera accompagné d'élargissements ultérieurs. En 1906, Danubius reçut sa première commande des autorités militaires pour la construction de 10 vedettes lances torpilles et de 6 destroyers. Le chantier naval employait 1.000 travailleurs. Avec les nouvelles commandes de l'année 1911, leur nombre passa à 2.000. On produisit alors 6 vedettes lances torpilles, 6 destroyers, 2 croiseurs et le cuirassé Szént Istvan (1912-1916). A partir de 1911, les chantiers navals furent rattachés à la firme de Budapest Ganz, qui était une fonderie de métal ainsi qu'un groupe d'ingénierie. La fusion allait donner Ganz-Danubius.

 

Le port n'était pas étranger au développement de la raffinerie de pétrole qui était née sur une initiative de la maison d'affaires Les fils de A. Deutsch de la Meurth et par l'entremise de la Banque générale de crédit de Hongrie, et cela grâce à la Raffinerie de charbon de terre, une société par action ayant été fondée le 7 octobre 1882. Son siège était installé à Budapest et son activité était prévue pour une durée de 50 ans. La raison principale de l'entreprise était de construire une raffinerie à Rijeka.

 

La compagnie acheta des terrains dans la zone de Ponsal en 1882. La même année, on remit au Magistrat les plans conçus par l'ingénieur Mate Glavan. La licence pour la construction fut délivrée en 1883. La compagnie de Budapest avait nommé au poste de directeur Milutin Barac, qui à cette époque était employé dans l'usine chimique Wagenmann à Vienne. Formé à Graz et à Vienne, il était arrivé à Rijeka en janvier 1883. Egalement scientifique, Milutin Barac fit patenter quelques-unes de ses trouvailles et il conserva le poste de directeur de la raffinerie jusque 1918.

 

Le nombre d'habitants de Rijeka allait doubler entre 1880 et 1900 (de 20.981 à 38.995). Le trafic dans le port se vit multiplié par six entre 1871 et 1900. Y auront contribué la fonderie et la forge de M. Skull, la forge de fer et d'acier, l'industrie du meuble, la papeterie, la fabrique de décortication du riz, le moulin à farine, l'usine des produits chimiques mais aussi quelques établissements financiers tels que la filiale de la Banque austro-hongroise, la Banque de Rijeka (fondée en 1871) et la Caisse de crédit populaire.

 

Dans un tel environnement, la raffinerie de pétrole se développa rapidement et au début du 20 siècle elle traitait environ 30.000 tonnes de pétrole et fournissait à la Monarchie 30% de ses dérivés en produits pétroliers. A l'origine les produits principaux étaient le pétrole d'éclairage, la paraffine et les lubrifiants. La demande pour le pétrole d'éclairage chuta en raison de l'introduction du courant électrique.

 

Le théâtre de Rijeka fut le premier édifice dans lequel on installa le courant et cela au cours de l'année 1885, quoiqu'il fût déjà en usage dans le port et dans quelques ateliers d'industrie. Le développement plus intense de l'électrification est toutefois lié à la Compagnie internationale d'électricité basée à Vienne et dont la filiale sera présente à Rijeka à partir de 1891.

 

Pour ce qui a trait au nombre de travailleurs, la situation en 1910 était la suivante : la fabrique de tabac employait 2.012 travailleurs, le chantier naval 1.178, l'usine de torpilles 880 , la fabrique de décorticage du riz 500, la papeterie 495 et la raffinerie de pétrole 340.

 

La Première exposition industrielle témoigne de l'essor en la matière. En effet, l'industrie procura de gros bénéfices à une ville ayant longtemps attendu sa chance. L'exposition fut organisée dans l'entrepôt numéro six à l'ouest des bâtiments administratifs du Port et elle dura 45 jours, du 30 avril au 14 juin 1899. On divisa les espaces en trois ensembles : la salle longue de 29 mètres fut consacrée aux produits locaux, la seconde d'une longueur de 19 mètres aux présentations du Musée technique de Budapest et la troisième, beaucoup plus petite, était prévue pour une exposition de peintures, de dessins et d'objets mineurs dérivants des arts et métiers. Le Comité pour l'exposition incluait le Dr Adolfo de Dietrich, Giovanni de Leard, le peintre Giovanni Fumi et Giuseppe Provay. Le maire Vallentsis et le gouverneur Szapáry inaugureront l'exhibition. Feront également acte de présence l'archiduc Joseph et le prince Windischgrätz.

 

Les présentations les plus intéressantes furent : le Fromage de déssert de Rijeka, le Brandy du Kvarner de la firme Pfau, la liqueur Autonoman de la firme Cosulich, Elefanten Cacao de la fabrique de chocolat de Rijeka, les produits en cuir de la firme Bakarcic i Simonic et de Juraj Ruzic, les morcici d'Augustin Gigante. Pour ce qui concerne l'art, Fumi exposa trois grandes peintures et les esquisses des plafonds pour le théâtre en bois Fenice. L'architecte Franjo Matiasic, qui avait conçu le Palais Adria et s'était installé à Rijeka en 1898, exposa les plans pour les villas Emerich à Opatija et Frankfurter à Rijeka ainsi que le projet de réaménagement de l'Hôtel Deák (l'actuelle Maison des syndicats). Il exposa une série de dessins à l'aquarelle représentant des façades de style baroque, romain, vénitien, florentin et mauresque. Trente milles personnes assistèrent à l'exposition et pendant toute sa durée la Place Adamic (maintenant la Place de la République de Croatie) avait été illuminée grâce à l'électricité.

 

La suite

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Rijeka

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