Stara Gradiška

Publié le 9 Novembre 2009

Relégué à la "corbeillerie"


 

Après un refus de continuer à travailler à la débiteuse et conformément à la prescription du Dr Bilbija, j'ai obtenu un poste à l'atelier où les détenus fabriquent à la main des sièges en osier. Ils l'appellent d'un drôle de nom, qu'on pourrait traduire par "corbeillerie". Il fallait, donc, secouer la poussière de mes vêtements (car on ne nous donne pas de vêtement de travail, il faut toujours porter le même costume sale) et me rendre au travail dans une vieille baraque à l'aspect très primitif, à côté de l'usine (moderne) de meubles. Dès mon entrée dans cette baraque, le choc a été brutal. Immédiatement j'ai été saisi par un vif regret de ne pas avoir gardé mon poste à la débiteuse. Dans l'obscurité de cette baraque pourrie, je fus d'abord frappé par l'odeur. Une puanteur que personne ne peut imaginer sans y être entré. La fameuse grotte du lion que nous décrit La Fontaine dans une de ses fables n'est qu'un décor d'opérette à côté de notre "corbeillerie". Des gerbes de roseaux humectés sur de longues tables basses. Derrière elles, assis, les bagnards. Avec des tiges ramollies par l'humidité, ils font une sorte de corde qui sert à tresser les chaises. Pour faciliter leur travail et augmenter le rendement, les bagnards ont inventé une sorte de treuil qu'ils font tourner. A l'odeur du roseau pourri se mêle l'odeur du goudron dont la baraque est couverte, et celles du chlore et de l'ammoniaque des cabinets au fond de l'atelier, et bien entendu celle de la transpiration de ces hommes qui font des mouvements brusques, répétés, hallucinants ; on a l'impression de vivre une scène de Dante, où les damnés sont obligés d'agiter constamment bras, tête et pieds pour chasser les mauvais esprits qui finiraient par les dévorer.

 

J'attendais à la porte, je regardais ces hommes agités dans la pénombre puante et remplie d'un vacarme insupportable, quand un vieux gardien s'écria derrière mon dos :

 

- Alors, toi, quel diable t'a perché là ? Tu nous caches la lumière ? Tu ne peux pas te mettre à ta place ?

Il ordonna alors à un vieux gitan hongrois Kolompar, au visage mongoloïde, boiteux et avec une moustache pointue qui lui tombe jusqu'au dessous du menton, de me trouver une "machine".

 

Kolompar me trouve une "machine" au fond de la baraque, près des cabinets. Une puanteur à vous retourner comme la manche d'un vêtement crasseux. J'essaie de lui faire croire qu'il me faut une place près de la fenêtre, loin des cabinets. Eclat de rire général. Je veux alors ouvrir la fenêtre derrière moi pour donner de l'air. Tout l'atelier se met à m'injurier car, "tout est plus supportable que les courants d'air".

 

J'ai failli refuser de travailler dans des conditions pareilles.

 

Un condamné politique vint vers moi, m'attira dans son coin et m'expliqua en quelques mots que je devais cesser de faire l'idiot : il est grand temps que je me rende compte qu'un détenu politique à Gradiška ne peut améliorer sa propre situation en s'y prenant ainsi ; non seulement le sort de tous les détenus politiques s'en trouve aggravé mais lui-même tombe de plus en plus bas.

 

Logique, simple, absurde, exact.

 

*** 

 

Source : Mirko Vidović, La face cachée de la lune, ou, Cinq ans dans les prisons de Tito, Nouvelles Editions latines, Paris, 1983, pp. 128-129.

 

Mirko Vidović, né à Livno en Bosnie-Herzégovine le 31 décembre 1940. Marié à une Française, cet écrivain avait été jugé à Zadar le 3 septembre 1971 en raison du livre de poésies "Hram nade" et condamné à quatre années de réclusion. Il fut rejugé à Zagreb le 31 mars 1973 et écopa encore de trois années et demie de prison pour avoir publié ses ouvrages dans la revue Hrvatska revija lors de son séjour en France. Il lui était reproché d'avoir été lié à "l'émigration ennemie". Après avoir passé trois année dans le camp de Stara Gradiška il fut transféré à Srijemska Mitrovica, où il purgea plus de deux années de prison. Après une intervention personnelle du président de la République française, il fut remis en liberté conditionnelle et expulsé de Yougoslavie.

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Localités

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