Bosnie-Croatie
Publié le 10 Novembre 2009
Les acharnés
Tandis que les Autrichiens, à l'instar des Turcs auparavant, avaient cherché à diviser pour régner, en favorisant une communauté au détriment des autres, en particulier les Catholiques, les étudiants recherchèrent quant à eux la solidarité par la collaboration entre Serbes, Croates et Musulmans. Ils s'en tenaient à une vision d'un Etat slave du Sud unifié, qui aurait profité à tous, même si les Serbes dominants regardaient Belgrade comme la capitale naturelle d'une telle fédération. Celle-ci portait un nom : la Yougoslavie.
Il existait des sociétés serbo-croates conjointes, l'une d'entre elles impliquant Ivo Andrić paradant avec un badge secret représentant les deux drapeaux des Serbes et des Croates. Lorsque Princip rejoignit ce groupe il essuya rapidement les critiques des Serbes nationalistes qui prétendaient que lui et les autres Serbes dans ce groupe commun ne pouvaient être de vrais Serbes. "Cela causa une profonde brouille et haine entre nous", écrivit-il dans une lettre.
Andric a décrit la profonde division religieuse bien ancrée parmi la Société bosnienne dans "Une lettre de 1920" :
Quand on reste jusqu'au matin tout éveillé dans son lit, on entend tous les bruits de la nuit à Sarajevo. Pesamment et sûrement, l'horloge de la cathédrale catholique sonne deux heures. Une
minute plus tard ( soixante-quinze secondes exactement, j'ai compté ), sur un timbre un peu plus faible, mais pénétrant, l'horloge de la cathédrale orthodoxe sonne ses deux heures. Un peu plus
tard, la tour de l'horloge de la mosquée du Bey sonne à son tour, elle sonne onze heures, onze heures turques spectrales, conformément aux comptes étranges de pays situés à l'autre bout du monde
! Les Juifs n'ont pas d'horloge pour sonner et seul un dieu méchant sait quelle heure il est maintenant, selon leurs comptes différents, d'une part pour les Ashkénazes, d'autre part pour les
Sépharades. Ainsi, même la nuit quand tout dort, dans le décompte des heures creuses du sommeil, veille la différence qui divise ces gens endormis ; ces gens qui, à l'état de veille, se
réjouissent et se désolent, jeûnent et font ripaille selon quatre calendriers différents et inconciliables et envoient vers le même ciel tous leurs souhaits et leurs prières en quatre langues
liturgiques différentes. Et cette différence, tantôt de façon visible et ouvertement, tantôt de manière invisible et sournoise, ressemble toujours à la haine et se confond parfois tout à fait
avec elle.
Il existait également des contacts avec des groupes et des sociétés dans d'autres provinces slaves du Sud de l'empire austro-hongrois telles que la Croatie, la Dalmatie et la Slovénie. Au sein de ces associations, qui essaimaient en tout sens et partageaient l'objectif commun d'expulser les Habsbourg, de nouveaux complots inspirés par Žerajić ne pouvaient manquer de se former. Toute l'année 1912 allait être émaillée de vastes troubles ayant pour point de départ Zagreb où les étudiants commencèrent à protester après qu'un nouveau gouverneur, le comte Slavko Cuvaj, eut été nommé par les Hongrois en dépit d'une élection qui avait installé des éléments locaux au pouvoir.
Plusieurs étudiants en sortirent meurtris par des sabres policiers lorsqu'ils tentèrent de tenir une manifestation ayant été interdite. Les étudiants provoquèrent un arrêt à l'université tandis que d'autres se mêlèrent aux ouvriers pour lancer des pierres sur la police. Une seconde vague de protestations et de manifestations se répandit à travers la région et il y eut d'importantes grèves estudiantines. Gavro faisait partie des étudiants qui conduisirent les manifestations à Sarajevo et, selon un récit, il fut blessé par un sabre. On en appela à la grève générale et Dedijer cite un témoin contemporain qui dans son carnet avait noté comment Gavro était allé de classe en classe en menaçant les garçons avec un coup-de-poing américain pour les forcer à rejoindre les grévistes.
Un des autres organisateurs des manifestations à Sarajevo était un étudiant croate, Luka Jukić, qui plus tard se plaignit à des collègues que ce mouvement "écolier" ne suffit pas. C'est par trop innocent. "D'autres moyens doivent être employés et Cuvaj devrait être écarté à tout prix et je suis prêt à le faire, soit avec le poison... soit avec des bombes et des revolvers."
D'autres eurent la même idée mais Jukić était décidé à aller de l'avant et il obtint des armes à Belgrade. Lui aussi était un poète-révolutionnaire ; il écrivit certains vers qu'il appela "Ma devise" : Je suis désolé pour moi-même, Mais je n'ai pas d'autre choix, Pour la liberté et le peuple, Je veux tout sacrifier.
Par deux fois il tenta d'abattre Cuvaj et s'en revint sans avoir rien fait. Des disputes eurent lieu avec ses collègues ; il fut qualifié de poltron et de fanfaron. Quelqu'un lui cracha dessus pour montrer leur mépris et il déclara renoncer et rentrer chez lui. Mais au lieu de cela, il saisit sa chance le lendemain et fit feu sur Cuvaj à l'angle d'une rue à Zagreb.
Le coup manqua sa proie et ce fut le secrétaire de Cuvaj qui fut blessé et périt. Jukić déguerpit. Il fut pris en chasse pendant vingt minutes au travers des rues de Zagreb par des officiers agitant leurs sabres. Ayant fait volte-face il tira trois fois en blessant deux officiers et en tuant un troisième. Il finira par être arrêté par un passant sur lequel il avait ouvert le feu.
Il semble que des douzaines d'étudiants avaient été instruits de ce que Jukić tramait et ils avaient commencé à fêter la tentative avant même que les autorités n'en soient clairement informées. Nombre d'arrestations s'ensuivirent. Certains pamphlets furent saisis qui proclamaient la création d'une nouvelle république slave du Sud, baptisée la Yougoslavie.
Jukić était âgé de 25 ans mais lorsqu'il assista à son procès en 1912 il partagea le banc des accusés avec une douzaine d'autres dont l'âge allait de 15 à 18 ans. L'un d'entre eux âgé de 15 ans raconta que Jukić lui avait dit qu'il faudrait tuer Cuvaj parce que ce n'était pas un crime mais une bonne action lorsqu'un tyran était assassiné. Au moment du verdict une jeune fille parmi le public lança une rose à Jukić qui se retourna et cria : à bas la tyrannie !
Jukić fut condamné à la pendaison mais les autorités sachant qu'elles ne feraient que créer un nouveau martyr commuèrent sa peine en détention à perpétuité. Selon Dedijer, il fut relâché en 1918 et il vécut ses jours dans son village d'origine en Bosnie où il est mort dans la pauvreté en 1929, en ne laissant rien d'autre à sa femme et ses enfants que quelques poèmes.
Un deuxième étudiant, Ivan Planinšak, tenta d'exécuter le gouverneur Cuvaj en grimpant à un lampadaire pour l'abattre à travers la fenêtre du premier étage. Lui aussi rata son coup et il mit fin à ses jours. Le gouverneur Cuvaj décida de démissionner.
Une troisième tentative visant Cuvaj vit le jour aux Etats-Unis où, à l'instar des Irlandais républicains, les Serbes et les Croates avaient organisé des groupes de soutien. Un jeune Croate avait fait le voyage depuis le Wisconsin jusque Zagreb et il s'employa à éliminer l'ancien gouverneur. Désormais les allées et venues de Cuvaj étaient tenues secrètes et le Croate américain fut incapable de le localiser. Ayant appris par une lettre qu'il commençait à devenir la risée dans son pays pour son échec, il décida de tuer quelqu'un d'autre et il prit pour cible le nouveau gouverneur de la Croatie, le baron Ivo Skerletz, en lui tirant dessus alors qu'il sortait d'une messe catholique. Cette fois la balle fit mouche quoiqu'elle ne fit que blesser le gouverneur au bras. Quand on le condamna à 16 années de réclusion, le Croate américain eut pour parole : "Je suis convaincu qu'après moi d'autres viendront."
En Dalmatie une autre graine d'assassin fut arrêtée en possession d'un revolver à la veille d'attenter aux jours du gouverneur de la province. Un autre étudiant fut appréhendé dont il avait été averti qu'il s'était procuré une arme et qu'il projetait de s'en prendre à l'héritier présomptif à Vienne. Il déclara à la police : "Franz Ferdinand est l'ennemi de l'unification des Slaves du Sud et je veux éliminer cette ordure qui empêche notre aspiration nationale."
Gavro lui-même reconnut plus tard qu'il avait songé pour la première fois à assassiner un Habsbourg après les manifestations estudiantines en 1912. Il avait assisté à des réunions secrètes à Sarajevo chez deux jeunes Musulmans ; ils y avaient évoqué plusieurs cibles avant de convenir de tirer au sort qui s'en chargerait. Un étudiant se rendit à Belgrade pour obtenir quelques armes mais il s'en revint bredouille, en se plaignant que Jukić accaparait toute l'attention.
Source : David James Smith, One morning in Sarajevo - 28 june 1914, Weidenfeld & Nicolson, Londres, 2008, pp. 51-54.