Boris Dežulović (II)

Publié le 29 Février 2012

Articles (suite)

 

 

4. « Au pays du sang et du miel », du baume au cœur des victimes et des élites

 

 

 

Accueilli triomphalement en Bosnie — et très critiqué en Serbie — le film d’Angelina Jolie entretient toutefois la victimisation promue par une partie de l’élite politique, culturelle et religieuse bosniaque, regrette l’écrivain croate Boris Dežulović. Extraits.

 

 

Vingt années se sont écoulées depuis le début de la guerre en Bosnie-Herzégovine, seize ans depuis la signature des accords de Dayton qui ont marqué la fin de la guerre. La seule différence entre trois ans et demi de guerre et seize années de paix c’est que les gens ne s’entretuent plus et qu’ils meurent de mort naturelle. Tout le  reste n’a pas bougé d’un iota.  Le rapport de force est resté le même : les Serbes sont toujours des “agresseurs” et les Bosniaques, des “victimes”.

 

La position de la victime en temps de paix convient parfaitement aux élites politiques, culturelles et religieuses bosniaques : d’après elles, le sens même de la nation bosniaque est sublimé dans la victimisation. Car, à partir du moment où les Bosniaques cessent d’être des victimes, il n’y a plus besoin de les défendre, de les venger et de les enterrer vivants dans ce mythe.

 

 

La plus horrible et périlleuse des libertés

 

Cela annulerait la raison d’être des élites patriotiques qui survivent tant qu’il y a un ennemi qui menace ceux qui ont échappé à l’horreur de la guerre. Et s’il manque des ennemis, ces élites sont prêtes à mobiliser l’armée bosniaque, face à un agresseur qui se doit d’être toujours plus nombreux, et une victime qui ne doit jamais disposer totalement de sa liberté.

 

Le système a été conçu pour fonctionner de manière pérenne et systématique : ceux qui ne perçoivent pas les Bosniaques exclusivement comme des victimes du génocide sont qualifiés de défenseurs des crimes serbes, voire comme les avocats de Milorad Dodik ou les apprentis du général Ratko Mladić.

 

C’est le Catch 22 bosniaque : le vrai patriote se bat pour la liberté en tant que possibilité théorique et non pas pour la liberté en tant que possibilité réelle, qui comprend la liberté de ne pas être victime, la plus horrible et la plus périlleuse des libertés.  

 

Les hommages d’Etat à cette victime éternelle sont toujours spectaculaires et organisés dans les grands palais omnisports, telles que le Zetra [construit à l’occasion des Jeux olympique d’hiver en 1984]. C’est ce dernier qui a accueilli récemment la première du film d’Angelina Jolie, Au pays du sang et du miel.

 

Ce même film avait été décrié quelques mois auparavant par les anciens combattants, les muftis des villages et le ministre de la Culture de Sarajevo, outragés par le scénario (qu’ils n’avaient même pas lu) qui raconte l'histoire d'une Bosniaque violée qui tombe amoureuse d’un Serbe, ce qui a valu à Angelina Jolie l’étiquette de “pute serbe”

 

 

Le certificat international de victime

 

Ayant appris par la suite que ce sont les Serbes qui, dans le film, violent la Bosniaque, ils ont remis à sa réalisatrice, le Lys d’or, la plus importante distinction nationale. Ainsi, le rituel qui a eu lieu au Zetra n’a pas été vécu comme la première d’un film mais comme une cérémonie de remise du certificat international de victime. “Le film d’Angelina Jolie est la meilleure chose qui soit arrivée à la Bosnie-Herzégovine depuis les accords de Dayton”, a même déclaré, après la première, le grand mufti Mustafa Cerić , promu pour l’occasion au grade de grand critique de cinéma.

 

Donc, Angelina Jolie incarne pour la Bosnie-Herzégovine ce que Sasha Baron Cohen, alias Borat Sagdïev, incarnait pour le Kazakhstan : une sérieuse référence internationale, même s’ils sont aux pôles opposés.

 

Il en découle, bon gré mal gré, que la Bosnie et le Kazakhstan sont des contrées perdues qui ont juste besoin d’être reconnues par Hollywood pour justifier leur raison d’être. Mais il faut noter en défaveur de la Bosnie-Herzégovine que les élites d’Astana n’avaient pour leur part pas qualifié Borat "de pire des choses qui puisse arriver au Kazakhstan depuis la proclamation de son indépendance".

 


Source : presseurop.eu, le 28 février 2012.

Article original paru sur oslobodjenje.ba

 

Note : Récupération ou pas, il n’en reste pas moins que les Bosniaques furent les principales victimes de cette triste guerre.

 

 

 

 

 

5. La Bosnie-Herzégovine, entre les tensions et les pensions

 

Quel lien entre les nationalismes et les révoltes populaires contre le chômage et la misère ? Quel est le but véritable de la visite de Zoran Milanovic à Mostar ou encore celle de Milorad Dodik à Belgrade et d’Ahmet Davutoglu à Sarajevo ? Réponse dans le texte satirique du journaliste croate Boris Dezulovic, publié dans le journal Oslobodjenje.


 

Mon pote Kozo m’a appelé l’autre jour, après minuit, pour me raconter une blague. Il a cette habitude d’appeler au milieu de la nuit d’un bar pour raconter une blague.

Bref, c’est l’histoire d’un Mostari (habitant de Mostar) qui regarde la télévision aux côtés d’une vielle femme. La présentatrice du Journal annonça le reportage sur la visite du Premier ministre croate, Zoran Milanovic, à Mostar. Devant la presse, Milanovic a déclaré, explique la présentatrice, "qu’il était venu apporter un soutien pour réduire les tensions".

Et merde ! - jura la mamie dans sa barbe. - Ça fait à peine deux jours qu’on a augmenté ma pension (de retraite) de 15 marks, et déjà on veut la réduire.

En effet, vingt jours à peine se sont écoulés depuis que le gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, lors d’une session qui s’est tenue justement à Mostar, a établi les nouveaux coefficients en vue d’augmenter des pensions de 5% : le paiement des pensions a commencé vendredi dans la Fédération, la vieille femme a encaissé son augmentation qui représente les fantastiques 15 marks samedi, et dimanche déjà le Premier ministre croate s’est dépêché à Mostar pour soutenir la réduction des pensions.

On ne parle pas de pensions, mamies, mais de tensions !

Ah oui, désolée, les tensions. Pensions, tensions, c’est la même chose. Après tout, ça fait à peine deux mois que Milanovic, dans une de ses tentatives désespérées pour économiser quelques centaines de millions au budget de l’Etat croate, a décidé de soutenir la réduction des pensions en Bosnie-Herzégovine et a réduit de 10% des pensions aux vétérans de l’armée croate de défense (HVO), et le voilà que déjà il se précipite en Bosnie pour compenser cette mesure politique impopulaire en alignant le niveau des tensions politiques en Fédération avec celui des pensions du HVO en Croatie.

L’effet serait d’ailleurs le même si le Premier ministre croate en visite à Mostar était - en utilisant le même blabla rhétorique sur "la voie européenne de la Bosnie-Herzégovine" et "l’adaptation aux normes européennes", c’est à dire, l’épargne et le serrage de la ceinture - parvenu à réduire les pensions. La seule différence, c’est que la vielle femme ne serait probablement pas la seule à se demander comment se fait-il qu’un Premier ministre croate s’octroie le droit de réduire des tensions en Bosnie-Herzégovine. Oups, désolé, des pensions.

Dans un pays où on incendie des immeubles des gouvernements cantonaux - ce qui est interprété par les élites politiques comme un complot interne et international et par la mafia politique comme un complot ethnique et national - Zoran Milanovic réduit les tensions de la manière suivante : a) il vient sans invitation, b) il entre par la porte arrière, c) il vient dans la partie croate de la Fédération, et d) il contourne tous les collègues du Parti Social-Démocrate - tous d) il explique que Mostar, contrairement à Sarajevo et Tuzla, est multiethnique - f) il se précipite dans les bras de Dragan Covic, hochant la tête avec bienveillance devant le crucifix brûlé au siège du parti HDZ BiH (NDLR : parti nationaliste croate).

Pour finir, g) il répond à Jasmila Zbanic (NDLR la réalisatrice bosnienne) qui lui a adressé un message public "Casse-toi chez toi", en rappelant "la Croatie a donné trois millions de kunas (monnaie croate) pour son film qui sera vu par une centaine de personne seulement".

En bref, Zoran Milanovic à Mostar n’a rien dit ni fait de très différent de ce qu’aurait dit et fait Franjo Tudjman dans la même situation s’il était encore vivant et au pouvoir. Aux Bosniaques et à Jasmila Zbanic, il a adressé un message digne de Gojko Susak ou Ivan Aralica. Je suis peut-être - c’est possible - politiquement illettré mais j’avoue avoir peur d’imaginer ce que le Premier ministre croate aurait fait ou dit si par hasard il était venu en Bosnie-Herzégovine pour accroître les tensions.

Si, par exemple, demain, comme par miracle, les Croates et les Bosniaques de Mostar se mettaient tous d’accord, et que la ville redevenait fonctionnelle et toute fleurie, qu'Airbus rachetait l’usine Soko et y fabriquait des avions de transport, que l’usine Aluminij employait 10.000 personnes, que l’aéroport de Mostar devenait un hub du transport aérien pour l’Europe de l’Est, que l’Union Européenne faisait de la ville sur la Neretva la Capitale Européenne de la Culture, que la FIFA y organisait un match spectaculaire entre la meilleure équipe du monde, avec Messi et Ronaldo, et une équipe composée des joueurs de Velez et Zrinjski et que dans la loge d’honneur, on invitait Zoran Milanovic, et bien, ce génie de la social-démocratie, de la politique et de la diplomatie aurait, je te jure, en deux phrases, devant des journalistes, tout remis comme c’était avant.

Il est très doué. Milorad Dodik par exemple n’a ni le talent de Milanovic ni ses problèmes. Dodik ne voit pas la Bosnie-Herzégovine en Europe car il ne la voit pas tout court : il dit ouvertement que la gronde en Fédération n’est qu’une insurrection bosniaque et qu’il empêchera par la force, s’il le faut, les protestations en Republika Srpska. Il en parle ouvertement à Belgrade avec Aleksandar Vucic, son Milanovic à lui. Et il ne lui vient même pas à l’esprit de présenter cela comme "un soutien pour réduire les tensions"

Par conséquent, Zoran Milanovic, qui a s’est mis en quatre pour réduire les tensions en Bosnie-Herzégovine, est applaudi pour cette mission de paix à Mostar par tous les profiteurs des tensions dans la région : de la droite croate et son ennemi juré Karamarko aux leaders d’Herzég-Bosnie et évêques, en passant par Dodik et sa mafia sécessionniste de Banja Luka. En bref, tous ceux qui vivent des pensions de guerre.

De tous les "tensionnaires" de guerre, les seuls à ne pas applaudir, ce sont les Bosniaques. Au moins pas ouvertement. Ils ne peuvent pas parce car Milanovic, en réduisant les tensions, est tombé pile où il faut pour confirmer leur thèse que les tensions en Bosnie-Herzégovine, ce sont les Croates et les Serbes qui les créent dans le but de déstabiliser les régions à majorité bosniaques. C’est pourquoi ils ont invité leur Milanovic à eux, le chef de la diplomatie turque Ahmet Davutoglu, qui, lui, pour réduire les tensions est allé voir Bakir Izetbegovic. Après qu’Izetbegovic lui eut expliqué que le but des "protestations était de détruire le pouvoir sur le territoire habité par les Bosniaques", Davutoglu a déclaré que les Bosniaques "ne devaient pas céder aux provocations."

Quelle chance que cette foutue Bosnie-Herzégovine, toujours pleine de tensions, peut compter sur des gens qui s’occupent d’elle. Des tensions ont du bon, autrement les gens auraient tout compris et auraient demandé des pensions. Au lieu de cela, les pensions - et les salaires, et la corruption, et la pauvreté, et la faim, et le chômage, et toutes ces raisons pour lesquelles samedi on a incendié les gouvernements cantonaux - dimanche déjà, plus personne n’en parlait plus.

Si la mamie est sourde, elle n’est pas pour autant stupide, ma foi.

Quoi qu’il en soit, le Mostari a regardé la télé aux côtés de la vieille femme lorsque la présentatrice du Journal annonça le reportage sur le Gouvernement de la République croate qui s’est réuni pour examiner les coefficients de correction pour le paiement des pensions. "Devant la presse," expliqua le présentatrice, "le Premier ministre Milanovic a déclaré que dans le cadre des mesures d’austérité, il était nécessaire de réduire les pensions".

Et merde ! - jura la vielle femme dans sa barbe. - Deux jours à peine qu’il était à Mostar et voilà qu’il réduit déjà des pensions.


 

 

 

Source : bhinfo.fr, le 15 février 2014.

 

 

 

 

Rédigé par brunorosar

Publié dans #Journalistes, #chroniqueurs et photographes

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